|  | NIETZSZCHE : le grand brûlé de la pensée 
        (auteur) Nietzsche 
        est mort en 1900, après avoir sombré onze ans auparavant 
        dans la folie. Avant son effondrement mental, il était réduit 
        à publier ses Iivres à compte d'auteur, pratiquement inconnu, 
        à quelques exceptions près. Soudainement, après le 
        drame de Turin (1), il entrait en force dans la culture 
        occidentale. Depuis, il a été l'objet d'interprétations 
        de tous ordres, vilipendé ou glorifié. 
  Comme le souligne 
        Marc Crepon, dans Les Cahiers l'Herne qui lui sont consacrés, 
        c'est une obligation incontournable de s'expliquer avec l'œuvre de 
        Nietzsche. Celle-ci, en ce début de millénaire, suscite 
        d'innombrables commentaires, ainsi que l'avait pressenti l'auteur de Ainsi 
        parlait Zarathoustra, qui disait que son livre était pour tout 
        le monde et pour personne. 
  « Je suis 
        un champ de bataille », écrivit-il un jour. Cette définition, 
        empruntée par Ernst Nolte comme titre de son ouvrage sur Nietzsche, 
        résume une pensée qui n'a cessé de se remettre en 
        question, voire de se contester. 
  Selon les moments, 
        parfois dans la même foulée, Nietzsche est antisémite, 
        philosémite, misogyne, ami des femmes, etc. Il dénonce lescientisme 
        de son époque, mais il en est imprégné d'une certaine 
        manière. Il multiplie les imprécations contre ses compatriotes 
        allemands, mais il est aussi un héros génial de la culture 
        germanique. 
  Cette effervescence, 
        ce gout des extrêmes jusqu'à la contradiction ont été 
        à l'origine des jugements passionnés sur Nietzsche. En France, 
        après avoir été accueilli avec enthousiasme au début 
        du siècle par nombre d'écrivains et d'artistes, il symbolisa 
        la barbarie teutonne pendant la Première Guerre mondiale, avant 
        d'êlre considéré comme le maître penseur du 
        nazisme par nombre d'intellectuels. George Bataille et quelques autres 
        faisant exception à la règle. 
  Chez nous, pendant 
        longtemps, Nïetzsche fut l'objet de la défiance des philosophes 
        professionnels. Sa formation de philologue, ses outrances verbales, sa 
        folie alimentaient ces soupçons corporatistes. Il en était 
        ainsi dans une moindre mesure en Allemagne. C'est Karl Jaspers et surtout 
        Martin Heidegger qui l'intronisèrent en tant que philosophe. 
  Au début des 
        années 60, la France suivit le mouvement, sous l'impulsion de Michel 
        Foucault, Gilles Deleuze et quelques autres. Aujourd'hui, Nietzsche occupe 
        une place majeure dans le Panthéon des penseurs, distançant 
        Marx, Freud, etc. 
  L'œcuménisme 
        ambiant ne dissimule-t-il pas d'autres malentendus ? Ceux-ci furent d'abord 
        nourris, après l'effondrement mental de Nietzsche, par la sœur 
        du penseur avec laquelle il avait pratiquement rompu, qu'il jugeait bête 
        et méchante. Elizabeth n'hésita pas à tripatouiller 
        l'énorme masse de manuscrits laissés par son frère 
        afin de donner de lui une image selon son goût. Elle contribua plus 
        qu'aucune autre personne à accréditer la vision d'un Nietzsche 
        pangermaniste. Dans ses dernières années, elle reçut 
        Hitler avec ravissement. 
  Le plus célèbre 
        exemple de ce détournement fut la publication de La Volonté 
        de puissance, reprise du titre d'une œuvre que Nietzsche 
        avait longtemps projeté d'écrire mais à laquelle 
        il avait renoncé dans les derniers mois de sa vie consciente. Elizabeth 
        fabriqua de toutes pièces ce livre qui n'avait jamais existé, 
        ainsi que le démontrèrent Colli et Montinari. 
  Il n'est pas sûr 
        que les interprétations abusives appartiennent au passé. 
        Ainsi, les versions de gauche, démocratiques, libertaires, du penseur 
        pour qui la notion de force est essentielle, laissent rêveur. Et 
        le relativisme de ses valeurs favorise parfois le nihilisme moderne, qu'il 
        a pourtant traqué plus vigoureusement qu'aucun autre. 
  Chacun a son Nietzsche. 
        Cela tient à la nature de sa pensée, mais aussi à 
        sa personnalité, à son destin. De lourdes inhibitions contribuèrent 
        à en faire un homme malheureux, effroyablement solitaire. Ce fils 
        de pasteur, qui ne connut pratiquement pas son père et passa son 
        enfance auprès de sa mère et de sa sœur, tenta sans 
        cesse et en vain de sortir de son isolement. 
  Avide de reconnaissance, 
        il était parfois dans ses relations humaines d'une incroyable naïveté, 
        demandant aux autres ce qu'ils ne pouvaient lui offiir, les inventant 
        littéralement, puis ne leur pardonnant pas de l'avoir déçu. 
        Il en fut ainsi avec Rhode, Richard et Cosima Wagner, Paul Rée, 
        Lou Salomé, etc. Nietzsche brûlait ce qu'il avait adoré. 
        Cela fut vrai aussi sur le plan des idées. Ainsi s'acharnat-il 
        contre Schopenhauer qu'il avait idolâtré. Seules quelques 
        rares figures du passé furent à l'abri de ses sentiments, 
        dont Héraclite et Goethe. 
  Que le tempérament, 
        les inhibitions, la misère de l'homme Nietzsche dont la santé 
        était exécrable, aient influencé sa pensée, 
        c'est une évidence trop souvent négligée que Giorgio 
        Colli (qui plus qu'aucun autre a servi son œuvre) a remarquablement 
        analysée. Ils sont à l'origine de son impulsivité, 
        de ses retournements, de son goût pour les aphorismes et de sa répugnance 
        à un travail théorique continu.
 La « sainte trinité » en mai 1882 : Lou von Salomé 
        qui deviendra plus tard Lou Andeas-Salomé, Paul Rée et Friedrich 
        Nietzsche. La mise en scène a été pensée par Nietzsche 
        (photo AKG)
 On ne peut approcher 
        profondément Nietzsche si l'on n'est pas conscient de sa marginailité. 
        Elle est absolue, différente de celle de Freud et Marx, avec qui 
        Nolte le compare souvent d'une manière peu convaincante. Le pessimisme 
        de Nietzsche, son mépris de la plèbe, de la démocratie, 
        a peu à voir avec l'optimisme historique de Marx. 
  Mais Nietzsche n'est·il 
        pas toujours insaisissable ? Ainsi on attitude ambiguë à l'égard 
        des Lumières, alliées contre le christianisme dans Humain 
        trop humain, stigmatisées plus tard comme fourrier de la raison 
        et de l'égalitarisme. Il y a aussi une caractéristique de 
        Nietzsche que l'on oublie trop souvent et que rappelle Giorgio Colli. 
        C'était un graphomane intarissable, qui écrivit en vingt 
        ans des dizaines de milliers de pages - ce qui a sa part dans ses apparentes 
        contradictions. 
  Il n'y a pas de vérité 
        en soi, pas de monde vrai. « Nietzsche ne connaît pas de 
        noumènes », remarque David Allison dans le dossier de 
        l'Herne. Mathieu Kessler, dans un numéro de la Revue 
        internationale de philosophie qui lui est consacré, s'en prend 
        à la thèse de Heidegger selon laquelle Nietzsche serait 
        le dernier des métaphysiciens. Il retourne son compliment à 
        l'auteur de L'Etre et le Temps, observe que son indépendance 
        à l'égard des préjugés métaphysiques 
        n'est pas toujours sans faille. 
  En deçà 
        du désordre, des renversements de la pensée nietzschéenne, 
        n'y aurait-il pas aussi une profonde continuité ? Entre La Naissance 
        de la tragédie et les derniers livres perdurent certains thèmes 
        : le mythe de Dionysos, le oui à la vie, etc. Si Nietzsche répugne 
        à employer le mot transcendance, cette notion existe bel et bIen 
        dans la volonté de puissance, dans la célébration 
        de « l'Amor fati ». Le surhomme, ce n'est pas la brute blonde, 
        mais l'individu avide de connaissances, qui se dépasse sans cesse. 
        Nietzsche a toujours hissé l'art, la musique notamment, au-dessus 
        des autres activités humaines. Il fut un grand écrivain 
        par son style, sa vision poétique et profonde de l'énigme 
        de l'existence. S'il y eut un esprit libre, ce fut bien lui. 
  Cet homme solitaire, 
        issu du XIX' siècle, a pressenti mieux qu'aucun autre notre monde 
        d'aujourd'hui, au-delà du bien et du mal, a dénoncé 
        par avance ses pièges, ses aliénations, sa barbarie. C'est 
        en quoi il est notre contemporain, irremplaçable et unique.
  Article de Claude Jannoud paru dans LE FIGARO 
        LITTERAIREBibliographie
         
          Nietzsche Le Champ de bataille d'Ernst Nolte Préface 
            d'Edouard Husson Traduit de l'allemand par Fanny Husson Bartillat, 
            139 F. 
          Nietzsche « Cahiers de l'Herne » Sous la 
            direction de Constantin Tacou  
           Nietzsche Revue internationale de philosophie 
            présenté par Angèle Kremer-Marinetti PUF, 23,50 
            €. 
          Après Nietzsche de Giorgio Colli Editions de 
            l'Eclat. 7,90 € 
          Nietzsche Cahiers posthumes - III  de Giorgio 
            Colli Editions de l'Eclat. 7,90 €. NOTE. (1) NDLR : qui le verra sombrer dans la folie. 
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