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NIETZSCHE ET LE NIHILISME

Dans ce monde débarrassé de Dieu et des idées morales, l'homme est maintenant solitaire et sans maître. Personne moins que Nietzsche, et il se distingue par là des romantiques, n'a laissé croire qu'une telle liberté pouvait être facile. Cette sauvage libération le mettait au rang de ceux dont il a dit lui-même qu'ils souffrent d'une nouvelle détresse et d'un nouveau bonheur. Mais, pour commencer, c'est la seule détresse qui crie : « Hélas, accordez-moi donc la folie ... A moins d'être au-dessus de la loi, je suis le plus réprouvé d'entre les réprouvés. » Pour qui ne peut se maintenir au-dessus de la loi, il lui faut en effet trouver une autre loi, ou la démence. A partir du moment où l'homme ne croit plus en Dieu, ni dans la vie immortelle, il devient « responsable de tout ce qui vit, de tout ce qui, né de la douleur, est voué à souffrir de la vie ». C'est à lui, et à lui seul qu'il revient de trouver l'ordre et la loi. Alors commencent le temps des réprou­vés, la quête exténuante des justifications, la nostalgie sans but, « la question la plus douloureuse, la plus déchirante, celle du cœur qui se demande : où pourrais-je me sentir chez moi ? ».

Parce qu'il était l'esprit libre, Nietzsche savait que la liberté de l'esprit n'est pas un confort, mais une grandeur que l'on veut et que l'on obtient, de loin en loin, par une lutte épuisante. Il savait que le risque est grand, lorsqu'on veut se tenir au-dessus de la loi, de descendre au-dessous de cette loi. C'est pourquoi il a compris que l'esprit ne trouvait sa véritable émancipation que dans l'acceptation de nouveaux devoirs. L'essentiel de sa découverte con­siste à dire que, si la loi éternelle n'est pas la liberté, l'absence de loi l'est encore moins. Si rien n'est vrai, si le monde est sans règle, rien n'est défendu; pour interdire une action, il faut en effet une valeur et un but. Mais, en même temps, rien n'est autorisé ; il faut aussi valeur et but pour élire une autre action. La domination absolue de la loi n'est pas la liberté, mais non plus l'absolue disponi­bilité. Tous les possibles additionnés ne font pas la liberté, mais l'impossible est esclavage. Le chaos lui aussi est une servitude. Il n'y a de liberté que dans un monde où ce qui est possible se trouve défini en même temps que ce qui ne l'est pas. Sans loi, point de liberté. Si le destin n'est pas orienté par une valeur supérieure, si le hasard est roi, voici la marche dans les ténèbres, l'affreuse liberté de l'aveugle. Au terme de la plus grande libération, Nietzsche choisit donc la plus grande dépendance. « Si nous ne faisons pas de la mort de Dieu un grand renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à payer pour cette perte. » Autrement dit, avec Nietzsche, la révolte débouche dans l'ascèse. Une logique plus profonde remplace alors le « si rien n'est vrai, tout est permis » de Karamazov par un « si rien n'est vrai, rien n'est permis ». Nier qu'une seule chose soit défendue en ce monde revient à renoncer à ce qui est permis. Là où nul ne peut plus dire ce qui est noir et ce qui est blanc, la lumière s'éteint et la liberté devient prison volontaire.

Cette impasse où Nietzsche pousse méthodiquement son nihilisme, on peut dire qu'il s'y rue avec une sorte de joie affreuse. Son but avoué est de rendre à j'homme de son temps la situation intenable. Le seul espoir semble être pour lui de parvenir à l'extrémité de la contradiction. Si l'homme alors ne veut pas périr dans les nœuds qui l'étouffent, il lui faudra les trancher d'un coup, et créer ses propres valeurs. La mort de Dieu n'achève rien et ne peut se vivre qu'à la condition de préparer une résurrection. « Quand on ne trouve pas la grandeur en Dieu, dit Nietzsche, on ne la trouve nulle part ; il faut la nier ou la créer. » La nier était la tâche du monde qui l'entourait et qu'il voyait courir au suicide. La créer fut la tâche surhumaine pour laquelle il a voulu mourir. Il savait en effet que la création n'est possible qu'à l'extrémité de la solitude et que l 'homme ne se résoudrait à ce vertigineux effort que si, dans la plus extrême misère de l'esprit, il lui fallait consentir ce geste ou mourir. Nietzsche lui crié donc que la terre est sa seule vérité, à laquelle il faut êtré fidèle, sur laquelle il faut vivre et faire son salut. Mais il lui enseigne en même temps que vivre sur une terre sans loi est impossible parce que vivre suppose précisémenl une loi. Comment vivre libre et sans loi ? A cette énigme, l'homme doit répondre, sous peine de mort.

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Extrait de L'homme révolté, d'Albert CAMUS. Cliquez sur le livre pour lire la suite

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