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NIETZSCHE ET LE NIHILISME
On remarquera aussi
bien que ce n'est pas dans le refus nietzschéen des idoles que
le meurtre trouve sa justification, mais dans l'adhésion forcenée
qui couronne l'œuvre de Nietzsche. Dire oui à tout suppose
qu'on dise oui au meurtre. Il est d'ailleurs deux façons de consentir
au meurtre. Si l'esclave dit oui à tout, il dit oui à l'existence
du maître et à sa propre douleur ; Jésus enseigne
la non-résistance. Si le maître dit oui à tout, il
dit oui à l'esclavage et à la douleur des autres ; voici
le tyran et la glorification du meurtre. « N'est-il pas risible
que l'on croie à une loi sacrée, infrangible, tu ne mentiras
pas, tu ne tueras pas, dans une existence dont le caractère est
le mensonge perpétuel, le meurtre perpétuel ? » En
effet, et la révolte métaphysique dans son premier mouvement
était seulement la protestation contre le mensonge et le crime
de l'existence. Le oui nietzschéen, oublieux du non originel, renie
la révolte elle-même, en même temps qu'il renie la
morale qui refuse le monde tel qu'il est. Nietzsche appelait de tous ses
vœux un César romain avec l'âme du Christ. C'était
dire oui en même temps à l'esclave et au maître, dans
son esprit. Mais finalement dire oui aux deux revient à sanctifier
le plus fort des deux, c'est-à-dire le maître. Le César
devait fatalement renoncer à la domination de l'esprit pour choisir
le règne du fait. « Comment tirer parti du crime ? »
s'interrogeait Nietzsche, en bon professeur fidèle à sa
méthode. Le César devait répondre: en le multipliant.
« Quand les fins sont grandes, a écrit Nietzsche pour son
malheur, l'humanité use d'une autre mesure et ne juge plus le crime
comme tel, usât-il des plus effroyables moyens. » Il est mort
en 1900, au bord du siècle où cette prétention allait
devenir mortelle. En vain s'était-il écrié à
l'heure de la lucidité : « Il est facile de parler de toutes
sortes d'actes immoraux, mais aura-t-on la force de les supporter ? Par
exemple, je ne pourrai pas tolérer de manquer à ma parole
ou de tuer ; je languirai, plus ou moins longtemps, mais j'en mourrai,
tel serait mon sort. » A partir du moment où l'assentiment
était donné à la totalité de l'expérience
humaine, d'autres pouvaient venir, qui, loin de languir, se renforceraient
dans le mensonge et le meurtre. La responsabilité de Nietzsche
est d'avoir, pour des raisons supérieures de méthode, légitimé,
ne fût-ce qu'un instant, au midi de la pensée, ce droit au
déshonneur dont Dostoïevski disait déjà qu'on
est toujours sûr, l'offrant aux hommes, de les voir s'y ruer. Mais
sa responsabilité involontaire va encore plus loin.
Nietzsche est bien
ce qu'il reconnaissait être : la conscience la plus aiguë du
nihilisme. Le pas décisif qu'il fait accomplir à l'esprit
de révolte consiste à le faire sauter de la négation
de l'idéal à la sécularisation de l'idéal.
Puisque le salut de l'homme ne se fait pas en Dieu, il doit se faire sur
la terre. Puisque le monde n'a pas de direction, l'homme, à partir
du moment où il l'accepte, doit lui en donner une, qui aboutisse
à une humanité supérieure. Nietzsche revendiquait
la direction de l'avenir humain. « La tâche de gouverner la
terre va nous échoir. » Et ailleurs : « Le temps approche
où il faudra lutter pour la domination de la terre, et cette lutte
sera menée au nom des principes philosophiques. » Il annonçait
ainsi le xxe siècle. Mais s'il l'annonçait, c'est
qu'il était averti de la logique intérieure du nihilisme
et savait que l'un de ses aboutissements était l'empire. Par là
même, il préparait cet empire.
Il y a liberté
pour l'homme sans dieu, tel que l'imaginait Nietzsche, c'est-à-dire
solitaire. Il y a liberté à midi quand la roue du monde
s'arrête et que l'homme dit oui à ce qui est. Mais ce qui
est devient. Il faut dire oui au devenir. La lumière finit par
passer, l'axe du jour s'incline. L'histoire recommence alors et, dans
l'histoire, il faut chercher la liberté ; à l'histoire,
il faut dire oui. Le nietzschéisme, théorie de la volonté
de puissance individuelle, était condamné à s'inscrire
dans une volonté de puissance totale. Il n'était rien sans
l'empire du monde. Nietzsche haïssait sans doute les libres penseurs
et les humanitaires. Il prenait les mots « liberté de l'esprit
» dans leur sens le plus extrême : la divinité de l'esprit
individuel. Mais il ne pouvait empêcher que les libres penseurs
partissent du même fait historique que lui, la mort de Dieu, et
que les conséquences fussent les mêmes. Nietzsche a bien
vu que l'humanitarisme n'était qu'un christianisme privé
de justification supérieure, qui conservait les causes finales
en rejetant la cause première. Mais il n'a pas aperçu que
les doctrines d'émancipation socialiste devaient prendre en charge,
par une logique inévitable du nihilisme, ce dont lui-même
avait rêvé : la surhumanité.
La philosophie
sécularise l'idéal. Mais viennent les tyrans et ils sécularisent
bientôt les philosophies qui leur en donnent le droit. Nietzsche
avait déjà deviné cette colonisation à propos
de Hegel dont l'originalité, selon lui, fut d'inventer un panthéisme
dans lequel le mal, l'erreur et la souffrance ne puissent plus servir
d'argument contre la divinité. « Mais l'Etat, les puissances
établies ont immédiatement utilisé cette initiative
grandiose. » Lui-même pourtant avait imaginé un système
où le crime ne pouvait plus servir d'argument contre rien et où
la seule valeur résidait dans la divinité de l'homme. Cette
initiative grandiose demandait aussi à être utilisée.
Le national-socialisme à cet égard n'est qu'un héritier
passager, l'aboutissement rageur et spectaculaire du nihilisme. Autrement
logiques et ambitieux seront ceux qui, corrigeant Nietzsche par Marx,
choisiront de ne dire oui qu'à l'histoire et non plus à
la création tout entière. Le rebelle que Nietzsche agenouillait
devant le cosmos sera dès lors agenouillé devant l'histoire.
Quoi d'étonnant ? Nietzsche, du moins dans sa théorie de
la surhumanité, Marx avant lui avec la société sans
classes, remplacent tous deux l'au-delà par le plus tard. En cela,
Nietzsche trahissait les Grecs et l'enseignement de Jésus qui,
selon lui, remplaçaient l'au-delà par le tout de suite.
Marx, comme Nietzsche, pensait stratégiquement, comme lui haïssait
la vertu formelle. Leurs deux révoltes qui finissent également
par l'adhésion à un certain aspect de la réalité
vont se fondre dans le marxisme-léninisme et s'incarner dans cette
caste, dont parlait déjà Nietzsche, qui devait « remplacer
le prêtre, l'éducateur, le médecin ». La différence,
capitale, est que Nietzsche, en attendant le surhomme, proposait de dire
oui à ce qui est et Marx à ce qui devient. Pour Marx, la
nature est ce qu'on subjugue pour obéir à l'histoire, pour
Nietzsche ce à quoi on obéit, pour subjuguer l'histoire.
C'est la différence du chrétien au Grec. Nietzsche, du moins,
a prévu ce qui allait arriver : « Le socialisme moderne tend
à créer une forme de jésuitisme séculier,
à faire de tous les hommes des instruments » et encore :
« Ce qu'on désire, c'est le bien-être ... Par suite
on marche vers un esclavage spirituel tel qu'on n'en a jamais vu... Le
césarisme intellectuel plane au-dessus de toute l'activité
des négociants et des philosophes. » Passée au creuset
de la philosophie nietzschéenne, la révolte, dans sa folie
de liberté, aboutit au césarisme biologique ou historique.
Le non absolu avait poussé Stirner à diviniser le crime
en même temps que l'individu. Mais le oui absolu aboutit à
universaliser le meurtre en même temps que l'homme lui-même.
Le marxisme-léninisme a pris réellement en charge la volonté
de Nietzsche, moyennant l'ignorance de quelques vertus nietzschéennes.
Le grand rebelle crée alors de ses propres mains, et pour s'y enfermer,
le règne implacable de la nécessité. Echappé
à la prison de Dieu, son premier souci sera de construire la prison
de l'histoire et de la raison, achevant ainsi le camouflage et la consécration
de ce nihilisme que Nietzsche a prétendu vaincre.
Extrait de L'homme
révolté, essai d'Albert CAMUS.
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