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NIETZSCHE ET LE NIHILISME
Nietzsche est bien
ce qu'il reconnaissait être : la conscience la plus aiguë du
nihilisme. Le pas décisif qu'il fait accomplir à l'esprit
de révolte consiste à le faire sauter de la négation
de l'idéal à la sécularisation de l'idéal.
Puisque le salut de l'homme ne se fait pas en Dieu, il doit se faire sur
la terre. Puisque le monde n'a pas de direction, l'homme, à partir
du moment où il l'accepte, doit lui en donner une, qui aboutisse
à une humanité supérieure. Nietzsche revendiquait
la direction de l'avenir humain. « La tâche de gouverner la
terre va nous échoir. » Et ailleurs : « Le temps approche
où il faudra lutter pour la domination de la terre, et cette lutte
sera menée au nom des principes philosophiques. » Il annonçait
ainsi le xxe siècle. Mais s'il l'annonçait, c'est
qu'il était averti de la logique intérieure du nihilisme
et savait que l'un de ses aboutissements était l'empire. Par là
même, il préparait cet empire.
Il y a liberté
pour l'homme sans dieu, tel que l'imaginait Nietzsche, c'est-à-dire
solitaire. Il y a liberté à midi quand la roue du monde
s'arrête et que l'homme dit oui à ce qui est. Mais ce qui
est devient. Il faut dire oui au devenir. La lumière finit par
passer, l'axe du jour s'incline. L'histoire recommence alors et, dans
l'histoire, il faut chercher la liberté ; à l'histoire,
il faut dire oui. Le nietzschéisme, théorie de la volonté
de puissance individuelle, était condamné à s'inscrire
dans une volonté de puissance totale. Il n'était rien sans
l'empire du monde. Nietzsche haïssait sans doute les libres penseurs
et les humanitaires. Il prenait les mots « liberté de l'esprit
» dans leur sens le plus extrême : la divinité de l'esprit
individuel. Mais il ne pouvait empêcher que les libres penseurs
partissent du même fait historique que lui, la mort de Dieu, et
que les conséquences fussent les mêmes. Nietzsche a bien
vu que l'humanitarisme n'était qu'un christianisme privé
de justification supérieure, qui conservait les causes finales
en rejetant la cause première. Mais il n'a pas aperçu que
les doctrines d'émancipation socialiste devaient prendre en charge,
par une logique inévitable du nihilisme, ce dont lui-même
avait rêvé : la surhumanité.
La philosophie sécularise
l'idéal. Mais viennent les tyrans et ils sécularisent bientôt
les philosophies qui leur en donnent le droit. Nietzsche avait déjà
deviné cette colonisation à propos de Hegel dont l'originalité,
selon lui, fut d'inventer un panthéisme dans lequel le mal, l'erreur
et la souffrance ne puissent plus servir d'argument contre la divinité.
« Mais l'Etat, les puissances établies ont immédiatement
utilisé cette initiative grandiose. » Lui-même pourtant
avait imaginé un système où le crime ne pouvait plus
servir d'argument contre rien et où la seule valeur résidait
dans la divinité de l'homme. Cette initiative grandiose demandait
aussi à être utilisée. Le national-socialisme à
cet égard n'est qu'un héritier passager, l'aboutissement
rageur et spectaculaire du nihilisme. Autrement logiques et ambitieux
seront ceux qui, corrigeant Nietzsche par Marx, choisiront de ne dire
oui qu'à l'histoire et non plus à la création tout
entière. Le rebelle que Nietzsche agenouillait devant le cosmos
sera dès lors agenouillé devant l'histoire. Quoi d'étonnant
? Nietzsche, du moins dans sa théorie de la surhumanité,
Marx avant lui avec la société sans classes, remplacent
tous deux l'au-delà par le plus tard. En cela, Nietzsche trahissait
les Grecs et l'enseignement de Jésus qui, selon lui, remplaçaient
l'au-delà par le tout de suite. Marx, comme Nietzsche, pensait
stratégiquement, comme lui haïssait la vertu formelle. Leurs
deux révoltes qui finissent également par l'adhésion
à un certain aspect de la réalité vont se fondre
dans le marxisme-léninisme et s'incarner dans cette caste, dont
parlait déjà Nietzsche, qui devait « remplacer le
prêtre, l'éducateur, le médecin ». La différence,
capitale, est que Nietzsche, en attendant le surhomme, proposait de dire
oui à ce qui est et Marx à ce qui devient. Pour Marx, la
nature est ce qu'on subjugue pour obéir à l'histoire, pour
Nietzsche ce à quoi on obéit, pour subjuguer l'histoire.
C'est la différence du chrétien au Grec. Nietzsche, du moins,
a prévu ce qui allait arriver : « Le socialisme moderne tend
à créer une forme de jésuitisme séculier,
à faire de tous les hommes des instruments » et encore :
« Ce qu'on désire, c'est le bien-être ... Par suite
on marche vers un esclavage spirituel tel qu'on n'en a jamais vu... Le
césarisme intellectuel plane au-dessus de toute l'activité
des négociants et des philosophes. » Passée au creuset
de la philosophie nietzschéenne, la révolte, dans sa folie
de liberté, aboutit au césarisme biologique ou historique.
Le non absolu avait poussé Stirner à diviniser le crime
en même temps que l'individu. Mais le oui absolu aboutit à
universaliser le meurtre en même temps que l'homme lui-même.
Le marxisme-léninisme a pris réellement en charge la volonté
de Nietzsche, moyennant l'ignorance de quelques vertus nietzschéennes.
Le grand rebelle crée alors de ses propres mains, et pour s'y enfermer,
le règne implacable de la nécessité. Echappé
à la prison de Dieu, son premier souci sera de construire la prison
de l'histoire et de la raison, achevant ainsi le camouflage et la consécration
de ce nihilisme que Nietzsche a prétendu vaincre.
Fin
Extrait de L'homme
révolté, d'Albert CAMUS.
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