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Dynamite Nietzsche

Par Xavier Lacavalerie

La vie contre la morale, l'art contre la science, le chaos contre l'ordre: penseur élitiste et paradoxal, Friedrich Nietzsche a fait voler en éclats les valeurs et les certitudes. La philosophie ne s'en est pas remise.

Dynamite : illustration

Penseur pyromane, le Thuringeois Frédéric­Guillaume Nietzsche (1844-1900) ne correspond guère à l'idée gu'on se fait d'un philosophe : vieux sage à la Rembrandt méditant dans la lumière crépusculaire, dont le regard aigu perce la nuit des erreurs et des illusions humaines, qui manie de rigoureux concepts mûrement réfléchis et construit méticuleusement son système ... " Je ne suis pas un être humain, je suis de la dynamite ", prévient-il avec délectation, ajoutant qu'il n'est qu' "un vaste champ de bataille" et ne peut faire de la philosophie qu' "à coups de marteau" : détruire pour mieux inventer; pulvériser les idoles pour affirmer la vie; carboniser le passé pour espérer l'avenir; passer de jubilatoires jets de lance-flammes sur les certitudes les mieux ancrées et les valeurs les plus établies. Voilà, pour le moins, un beau projet prométhéen ...
Issu d'une lignée d'austères pasteurs luthériens et de prédicateurs, Nietzsche se singularise dès son enfance par une étonnante précocité - due à la disparition prématurée d'un père qu'il adorait ? - et manifeste un goût profond pour les études. Eduqué à la prussienne dans la prestigieuse école de Pforta où se pressait la future élite de la non moins future Allemagne, il reste longtemps tiraillé entre deux désirs: suivre un cursus littéraire ou obéir à sa vocation de pasteur.
Alors, philologie ou théologie ? La littérature ou la Bible ? Le diable ou le bon Dieu ? C'est Satan, évidemment, qui finira par l'emporter. D'autant que le jeune Friedrich commence à s'abandonner avec volupté aux joies païennes de la musique (" Sans la musique, la vie serait une erreur ", écrit-il à son ami et disciple Peter Gast), qui deviendra une clef essentielle de sa pensée en gestation, et qu'il s'initie aux arcanes du pessimisme athée et de la pensée désenchantée d'Arthur Schopenhauer (1788-1860).
A y regarder de près, le choix de la philologie contre la théologie n'est pas anodin. La philologie, discipline qui s'occupe des belles-lettres, mais dans une perspective critique et historique, conduira en effet Nietzsche tout droit vers la Grèce antique, civilisation des origines. Selon lui, c'est là que s'est enraciné le drame fondateur de la pensée occidentale, qu'il analyse dès sa première œuvre d'envergure, La Naissance de la tragédie (1872) : l'opposition entre "esprit apollinien et le génie dionysiaque".
Le premier est marqué par l'optimisme, la jubilation, la connaissance rationnelle - incarnée par la figure du dieu Apollon -, mais désespérément tourné vers la passivité et la contemplation; il est sagesse stérile, parce que raisonnable et valable pour tous les hommes. Le second, placé sous le signe du pessimisme, de la violence, de l'instinct­symbolisé par le dieu Dionysos - n'est que déchaînement, ivresse et fécondité. C'est la vraie sagesse, dit Nietzsche, celle de la pulsion, de la force, de la créativité, celle qui n'a de comptes à rendre à personne et ne concerne que l'élite.
C'est de cet affrontement, martèle le philosophe, qu'est née la tragédie grecque, l'un des plus beaux genres artistiques, mais qui fut littéralement « assassiné » par Euripide et par Socrate, deux conjurés qui n'avaient qu'une obsession : corriger les mœurs de leurs contemporains, en substituant la raison, à la passion, la modération à la violence, le savoir à l'instinct, la réflexion à l'action, le spectacle édifiant à l'orgie cathartique ... L'Apollon policé, contre le déchaînement de Dionysos.
Et Nietzsche de prôner sans équivoque un retour au genre dionysiaque, dont il voit la pleine expression dans les drames musicaux de son dieu Richard Wagner (1813-1883). Car, pour lui, c'est l'art qu'il faut défendre, et la philosophie qu'il faut combattre. Depuis Socrate, et à cause de lui, la pensée grecque, relayée par le christianisme, s'est en effet fourvoyée. Socrate, c'est le prototype de l'homme théorique, celui qui prend malin plaisir à comprendre ce qui est voilé, qui est persuadé que la science peut tout expliquer, jusqu'aux arcanes de l'être. Socrate, c'est, selon Nietzsche, l'anti-artiste par définition, l'anti­tragédien, le moraliste.
Dans ses ouvrages ultérieurs, Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), Par-delà le bien et le mal (1886) et son complément, La Généalogie de la morale (1887), Nietzsche entreprendra ainsi ce projet insensé: désencombrer le chemin des hommes, les débarrasser aussi bien de ce Dieu, dont il évacue dédaigneusement l'existence, que des prétentions de la pensée et de la superbe de la science.- Sans défendre une "doctrine" proprement dite - c'est là aussi la modernité de son message, que de vouloir présenter un " chantier» d'idées plus qu'un système -, il se fait héraut ou porte-parole d'une thèse fondamentale: c'est la vie qu'il faut farouchement affirmer (et la volonté de puissance qui en est le moteur) contre ceux qui cherchent sans cesse à l'étouffer et à la dévaloriser en s'attaquant à ses manifestations les plus sublimes: désirs du corps, expression des passions, énergie du combat, plaisir de vaincre. La vie, elle, est faite d'une multiplicité de forces positives, dont l'expression la plus aboutie se trouve dans l'art : acte unique, d'essence aristocrtique, qui s'impose de lui-même. Mais on y trouve aussi des forces "réactives", comme la recherche scientifique, les constructions philosophiques, roturières et démocratiques par nature, valables pour tous et fondées sur la réfutation de l'erreur, des mensonges, des illusions...

L'histoire occidentale, assène Nietzsche, n'est que le triomphe des forces réactives sur les forces actives: l'éternelle victoire du faible sur le fort, de la populace sur l'aristocrate, du philosophe et du scientifique sur le créateur, de la morale sur le désir, de la vérité sur l'inspiration, de l'égalitarisme sur l'instinct de domination... Attaquant avec une virulence inouïe le christianisme (L'Antéchrist), décortiquant au scalpel les fonctions réductrices de la morale et de la religion (Par-delà le bien et le mal), il démystifie et saccage certitudes ancrées et idées rëçues depuis des siècles. Nietzsche ne craint ni les contradictions - Wagner, porté aux nues puis vilipendé ; les femmes, méprisées puis idolâtrées ; l'Allemagne, adulée puis honnie - ni les positions paradoxales. Dionysos oblige, il peut dévider toute la bobine et faire l'apologie de l'esclavage, de la guerre, de l'eugénisme, de la sélection naturelle, de la destruction ; proclamer son mépris des Noirs, de la démocratie, de l'égalité, etc.
Penseur sulfureux, il fut aussi un écrivain de génie. Le philologue n'est-il pas, au pied de la lettre, un amoureux (philo) de la langue (logos) ? Contrairement à la majorité des penseurs allemands - grands forgeurs de concepts et méthodiques équarrisseurs de phrases -, Nietzsche s'exprime toujours sur le mode métaphorique, avec une grande liberté. Son style danse avec l'élégance d'un poème, la fluidité d'une source vive, la spontanéité d'une confidence; et il manie aussi avec bonheur la plus redoutable des armes: l'aphorisme, une formule concise, brillante, jouant sur les mots et les sonorités de la langue, laissant souvent le champ libre aux interprétations, telle une fusée de la pensée. Il suffit de lire quelques pages d'Ainsi parlait Zarathoustra, particulièrement dans la somptueuse traduction de Maurice de Gandillac (1), pour comprendre la fascination que Nietzsche et la flamboyance de ses écrits ont pu exercer sur des générations entières.
Aucune œuvre n'aura d'ailleurs suscité autant d'interprétations divergentes et pas­sionnées. Les uns, conduits par sa sœur Elisabeth Forster, qui n'hésita pas à remanier échanges épistolaires et autres textes (La Volonté de puissance surtout, auquel Nietzsche avait renoncé), verront en lui le précurseur du nazisme; les autres - de Martin Heidegger à Gilles Deleuze - salueront le père fondateur des « philosophies du soupçon », de ces pensées désenchantées qui se livrent à un méthodique travail de déconstruction des valeurs et des certitudes; les troisièmes, plutôt gauchistes français soixante-huitards, célébreront le théoricien de l'émancipation du corps et le chantre de la libération du désir ...
A chacun son Nietzsche ? S'y retrouverait-il lui-même ? On sait qu'à la fin de sa vie cet éternel marginal, qui mit si longtemps à se faire admettre par la communauté philosophique, sombra dans la démence, après avoir été renversé par un fiacre le 3 janvier 1889. Il mourra en 1900, après plus de dix ans de nuit et de folie. Mais il nous avait depuis longtemps prévenus (Zarathoustra) : il faut porter en soi beaucoup de chaos pour mettre au monde une étoile dansante ...

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(1) Chez Gallimard (coll." grise "). tome VI de la monumentale édition critique de Giorgio Colli et Mazzino Montinari des œuvres complètes de Nietzsche. un vade-mecum indispensable.

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