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A quoi attribuer l'influence dominante de Nietzsche aujourd'hui ?

Il jette les idées comme des tentations

par Marcel Conche *

Qu'en est-il réellement de l'influence de Nietzsche ? Supprimez Descarte et vous supprimez la philosophie moderne. Supprimez Marx et vous supprimez les « dix jours qui ébranlèrent le monde ». Mais supprimez Nietzsche : la physionomie philosophique du XXe siècle n'en est guère changée. Vous avez toujours Russell et Wittgenstein, Hartmann (Nicolaï), Husserl et Heidegger; en France, Bergson, Sartre, Eric Weil, Kojève, puis Ricœur, Lévinas, sans doute aussi Deleuze - mais cela peut se discuter. Nietzsche est le philosophe qui abonde le plus en de ces aperçus qui saisissent l'esprit : ses aphorismes sont souvent illuminants comme des flashes. Cependant, il n'a pas laissé, après lui, un courant ou un mouvement bien définis, une école. Des philosophes que je connais, certains sont phénoménologues ou « heideggériens », d'autres spinoziens, marxiens, néo-kantiens, weiliens (disciples d'Eric Weil), tenants de la philosophie analytique : de « nietzschéens », point ! Pourquoi cela ? C'est d'abord que l'ensemble des concepts nietzschéens n'existe pas comme un système; ensuite, ces concepts ne sont pas des maîtres-concepts. Le Cogito de Descartes, l'impératif catégorique de Kant, l'Aufhebung de Hegel, la « Durée» bergsonienne, le Dasein de Heidegger sont des « maîtres­concepts », points de départ d'analyses infinies ou socles de cathédrales d'idées. Mais les concepts nietzschéens ne sont pas fondateurs : ils sont forgés, problématiques, douteux. La « volonté de puissance » : une métaphore ; « l'éternel retour » : une vieille idée grecque ; d'ailleurs incroyable ; le « surhomme » : le surchrétien - mais l'homme a-t-il jamais été chrétien ?
Nietzsche est un semeur, un oseur (osons le mot), un éveilleur, un incitateur; il jette les idées comme des tentations. Et comment résister toujours aux tentations? Bien des idées de Nietzsche, qui ne sont pas des maîtres-concepts, sont des ferments, et ces idées-ferments se retrouvent chez des philosophes, des écrivains, des artistes, soit chez l'un, soit chez l'autre, mais partout: le nihilisme passif ou actif, le bonheur comme ersatz du Sacré, le progrès comme idée moderne « c'est-à-dire fausse », le socialisme comme avatar du christianisme, la philosophie, la morale comme « arts d'interprétation », la résolution de la réalité dans l'apparence, la sagesse tragique­dionysiaque, le monde comme jeu, la participation de l'individu au « jeu du monde» et l'amor fati. Influence donc, mais qui agit plutôt de biais que de front, et qu'il est difficile de contrôler et même de cerner. Revenons à « aujourd'hui ». Ce à quoi Nietzsche en appelle, dit Eugen Fink, c'est, après l'exténuation de la tradition, à une « conversion radicale ». Oui. Or, l'époque présente, après l'échec des idéologies et des utopies de la raison, est bien l'époque des conversions tous azimuts : multiples sectes, attrait du bouddhisme, etc. Un point commun : ce sont des conversions au bonheur, mais euphorique, non tragique - conversions nihilistes, donc. A cela, Nietzsche oppose une autre conversion, qui ne suppose rien de moins qu'une réévaluation et un renversement de notre rapport aux Grecs : afin que les Grecs ne soient plus simplement notre passé, mais soient notre avenir. Mais quels Grecs? Nietzsche désigne les Présocratiques. Descartes comparaît la philosophie à un arbre. Nietzsche a secoué l'arbre. Tous les fruits sont à terre. Il faut reprendre les choses au commencement.
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* Philosophe, il a publié il y a six mois un essai consacré à Homère aux Presses Universitaires de France.

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