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La lecture naturelle de tout ambitieux

PAR MICHEL HOUELBECQ

Je pense que l'influence de Nietzsche au XX° siècle est en grande partie liée au développement des transports en commun. Je me souviens d'une remarque de G. K. Chesterton dans son ouvrage Heretics (1905) qui me semblait très juste. Chesterton expliquait que la naissance du sentiment d'être un homme supérieur, opposé à la foule des êtres inférieurs, se développait dans les transports de masse. Nietzsche se résume un peu à cela : la grande sensation du surhomme, le culte de la supériorité et la haine du prochain. Le prochain est devenu plus haïssable à mesure qu'il devient plus proche. Donc, la pensée nietzschéenne s'applique parfaitement au quidam coincé dans le métro. Son côté matérialiste, sa valorisation du désir et de l'aventure, toutes choses qui sont deve­nues des icônes du XX' siècle, participent également de cette vogue. La place de Nietzsche a de toute façon été unique dans la philosophie allemande. Son cas personnel s'explique par une sorte de manque de chance. Nietzsche était un peu doué en musique. Mais Wagner est arrivé en même temps que lui. Il était un peu doué en philosophie. Mais il est tombé sur Schopenhauer. Il a d'abord nourri une grande admiration pour lui, puis il l'a totalement rejeté.
Du point de vue philosophique, Nietzsche n'a rien inventé. Il n'existe pas d'idées neuves chez lui étant donné qu'elles se trouvent toutes dans Schopenhauer. Nietzsche a simplement un jugement diamétralement opposé à ce dernier. Il valorise la notion de volonté tandis que Schopenhauer prônait, lui, la négation. Cependant, je ne conteste nullement à Nietzsche l'éter­nité du style. J'ai simplement tendance à le considérer, non comme un philosophe, mais plutôt comme un brillant écrivain. Ce brio d'écriture fait partie des éléments de son succès car il n'est jamaIs ennuyeux à lire.
Je me souviens de l'avoir découvert pour la première fois en cours d'allemand. J'avais quinze ans etle professeur lisait un texte sur le «dernier des hommes». Je me suis immédiatement identifié à ce «dernier des hommes» et j'ai conçu une vive antipathie pour Nietzsche. Je me suis alors ouvert assez violemment en public, ce qui m'a valu d'être exclu du cours. Cela m'a rapidement poussé à lire l'œuvre de Nietzsche que j'ai beaucoup appréciée. Même si, aujourd'hui, je reconnais que je la relis beaucoup moins volontiers que celle de Pascal. En conclusion, je pense que l'on peurdire que le XX° siècle a indiscutablement été nietzschéen. Le prochain, on verra ...
Cela dit, je ne peux pas être optimiste. Du point de vue de la foule des amateurs, ce besoin d'être quelqu'un, exacerbé et comblé par la lecture de Nietzsche, se développe naturellement avec le surpeuplement. C'est un antidote naturel dans une situation où l'on se retrouve étouffé par la foule. Disons que c'est une lecture naturelle pour tout ambitieux. Et l'ambition d'être «plus» n'est pas en voie de disparition sur terre. Donc, il y a de forte chances pour que l'influence nietzschéenne continue à se faire sentir pendant encore un certain temps.


Sujet à toutes les interprétations

Par André COMTE-SPONVILLE *

Les trois penseurs qui ont dominé le XX° siècle sont en vérité des penseurs du XIX° : Nietzsche, Marx, Freud... Cela en dit long sur notre époque, mais passons. Or il se trouve que Nietzsche n'est pas seulement le seul des trois à être un écrivain de génie; il est aussi et surtout le seul à être vraiment philosophe, le seul à n'avoir pas prétendu fonder une nouvelle science. C'est pourquoi il semblait moins moderne il y a trente ans, quand les sciences humaines tenaient le haut du pavé. Et c'est pourquoi il l'est davantage aujourd'hui. Puis il est l'un des rares philosophes qui ne croit ni à la vérité ni à la morale : c'est bien commode pour une époque qui ne croit plus à rien ! Enfin, ce génie saisissant et insaisissable peut être interprété dans à peu près tous les sens : c'est bien commode pour les sophistes d'aujourd'hui ! Quoi qu'ils disent, il y a au moins une phrase de Nietzsche pour leur donner raison...
Pourquoi cette influence dominante de Nietzsche aujourd'hui ? Simplement parce que nous avons pris un siècle de retard. Et si on sortait, enfin, du XIX°?

Note * André COMTE-SPONVILLE, Dernier ouvrage paru : L'Amour, la solitude, aux éditions Albin Michel, 9 €.

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