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Le problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche

Les éditions du Seuil ont publié en 1966 la thèse du philosophe Jean Granier, enseignant à la Faculté de Nanterre-Sorbonne : Le problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche * (collection L'ordre philosophique, dirigée par Paul Riceur et François Wahl). L'ouvrage est monumental : 656 pages; il est sérieux : l'abondance des notes, la lourdeur du style et de la composition, la précision de la bibliographie, apparemment, en témoignent ; il vise, avec beaucoup de courage, à épuiser la question - celle de la vérité dans la philosophie de Nietzsche : référence est faite autant au Nietzsche de Heidegger qu'aux études de W. A. Kaufmann, de P. Klossowski ou de G. Deleuze. Etait-ce pour les études nietzschéennes - si en retard en France - un nouveau point de départ ? Ce n'est pas, semble-t-il, l'avis de François Châtelet que nous reproduisons ici :

« Disons-le immédiatement, pour éviter toute équivoque sur la signification des remarques qui suivent, l'étude de Jean Granier se situe à un très haut niveau. Celui-ci qui veut tenter de s'y reconnaître dans la parole énigmatique et dansante de Nietzsche trouvera, au cours des pages, de remarquables études, des références précieuses et une perspective d'ensemble qui le préviendront à tout jamais contre les platitudes à la mode. Nous sommes bien loin des interprétations courantes, de droite ou de gauche, et c'est effectivement des textes de Nietzsche dans leur ensemble, qu'il est question et non de ces lectures abusives qui, au cours de ces dernières décennies, ont fait de l'auteur du Gai Savoir le prophète de l'excès en n'importe quoi, du nihilisme révolutionnaire au nazisme en passant par le personnalisme douloureux. Nietzsche, dans cette longue analyse, est constamment présent, avec sa complexité, ses pièges - des pièges qu'il tendait à sa propre lucidité -, sa passion de l'Etre, son incessante activité d'élucidation.

Deux grandes parties dans l'ouvrage : la première envisage le refus nietzschéen de la solution métaphysique, solution qui a été - négativement ou positivement - la grande affaire de la pensée occidentale; elle montre avec clarté, comment est dénoncée, par Nietzsche, la confusion habile introduite par les métaphysiciens entre l'Être et le Bien, comment ceux-ci ont prétendu conférer, par une référence ontologique, de la solidité à leur idéal moral de ressentiment et de vengeance, comment le rationalisme scientifique - qui se veut anti-métaphysicien - n'est qu'une conséquence affadie et sottement suffisante de ce qu'elle rejette. Dissipées les fausses valeurs, les valeurs réactives du Vrai (et du Faux), du Bien (et du Mal), la fin réelle (et suffisante) de la Métaphysique apparaît : c'est le nihil, le rien qui est, à la fois, la plus grande vérité, puisqu'il est la vérité de cela même qui est le fond de la civilisation dans laquelle nous sommes et le plus grand mensonge, puisqu'il drape sous des allures trompeuses : la Science, la Raison, le Progrès, le grand vide où nous sommes laissés.

La seconde partie tente de reconstruire l'ontologie de Nietzsche : on ne s'étonnera pas d'y rencontrer une moindre clarté et une moindre rigueur ; difficile est l'entreprise qui vise a déterminer la signification du double effort nietzschéen pour saisir l'Être comme apparence uniquement multiple, comme « ensemble » différentiel et inépuisable de signes ayant à être interprétés et pour comprendre son Essence comme volonté de Puissance. L'auteur s'attaque avec une belle énergie à cette tâche. Il essaie de penser ce qu'il appelle la transcendance, de donner un sens aux thèmes de Dionysos, du surhomme, de l'Éternel Retour. Il n'y parvient guère et l'analyse semble se réduire alors à une suite de dissertations habiles où ne manquent ni références ni transitions, mais où font défaut ce dont nous aurions le plus besoin en cette occasion : de concepts. Et tout cela pour aboutir a des variations fades sur le thème maintenant bien inutilement rebattu du méta-langage et de la métaphilosophie et pour conclure qu'au fond la vérité de Nietzsche ressortit peut-être à une sorte de personnalisme esthéticien du dépassement de soi-même...

De ce demi-échec, l'auteur, bien sûr, est responsable. Mais à incriminer plus que lui, sans doute, il y a le genre qu'il a dû adopter, le genre thèse de doctorat. Le candidat doit - ou croit devoir (ici s'introduisent les relations psycho-sociologiques obscures qui unissent le « thésard » et le « patron », le novice et l'institution) - satisfaire a un certain nombre de conditions : la massivité d'abord; l'ouvrage doit être « gros » et s'il n'en impose pas par ses concepts, s'imposer par son poids. Il faut qu'il donne, en second lieu, toutes les apparences de l'érudition : l'importance relative des notes par rapport au texte même est comme l'indice du sérieux de l'information; en tous cas, il est le gage du temps passé; il n'est en fait que la marque du temps perdu, de cette fébrilité référentielle qui est à la science ce que l'image composite est au concept. Mais, ne nous y trompons pas, l'érudition est prise seulement comme moyen : le moyen de démontrer une thèse, de faire valoir une interprétation comme conception où se manifestent la personnalité, l'originalité de l'auteur.

Celui-ci, dès lors, a l'obligation de disserter, de dépasser la collection des références et l'analyse des opinions des autres. Il a, à son tour, à faire preuve de pensée et à s'efforcer de conclure, de répondre à la question qu'il s'est posée, en ne manquant surtout pas d'établir que question et réponse sont du plus haut intérêt pour le sort de la culture et le destin de I'humanité souffrante. L'auteur est, désormais, dans le mi-chemin : entre un savoir historique dont il doit faire la preuve qu'il le domine dans son intégralité et une conception subjective dont il doit manifester la puissance et la justesse. A mi-chemin : autant dire qu'il ne réalise aucun de ces deux projets.
C'est précisément dans cette conjoncture malheureuse que s'est trouvé Jean Granier. La masse considérable de connaissances qu'il a accumulée, il l'a orientée dans le sens de sa démonstration et il a introduit, du coup, à ce niveau même de surprenantes lacunes ; quant à cette démonstration, il a tellement voulu qu'elle « colle » aux textes et qu'en même temps, elle soit nouvelle, qu'elle s'est souvent perdue dans le verbiage, dans une rhétorique aux notions confuses. En ce qui concerne le savoir nietzschéen proprement dit, on ne peut que s'étonner, par exemple, de l'utilisation qui est faite du texte de Wille zur Macht. Même si l'on ne souscrit pas à l'interprétation de K. Schlechta dans son Cas Nietzsche - paru en 1960, en français, dans la traduction d'A. Creuroy -, il n'est plus guère possible aujourd'hui de faire comme si l'édition d'Elizabeth Forster - la sœur abusive (encore une !) - ne posait pas de multiples et de graves questions. Tant qu'à faire de l'érudition, il aurait été bon - puisque le concept de volonté de Puissance est au centre de l'analyse qu'une mise au point soit faite ici ou que au moins soit dressé un état de la question.

La présentation de Nietzsche - tel que le comprend Jean Granier - n'a pas, - semble-t-il, une meilleure précision. Prenons, par exemple, la discussion des thèses de Gilles Deleuze, qui intervient par deux fois dans l'ouvrage, à propos des rapports entre la dialectique hégelienne et la pensée de Nietzsche (p. 43-53) et à propos de la notion de volonté de vengeance et du meurtre de Dieu (p. 253-599). Laissons de côté la lecture même qui est donnée de la conception nietzschéenne du sacré - éminemment contestable - et contentons-nous de confronter deux styles. D'un côté, une discussion méticuleuse, certes, mais qui, dénuée de fil directeur, conduit à des notions mal élucidées, de l'autre une tentative risquée, mais combien fructueuse, de mettre à jour des concepts-clé, de découvrir une architecture intellectuelle profonde, de restaurer un ordre et des signification, de penser la mort de Dieu, le nihilisme, le Retour éternel comme des thèmes qui clôturent l'âge métaphysique et définissent la tâche (qui), à la fin de la philosophie, note encore réservée à la pensée - selon l'expression de Heidegger.

Aussi bien, il importe peu que le vocabulaire nietzschéen ait, en maintes occasions, des résonances hégéliennes, qu'il y soit fait usage du terme de contradiction. La «reconstitution» de l'œuvre de Nietzsche opérée par G. Deleuze, l'analyse qui y est donnée des idées de force, de rapport de forces et de volonté montrent bien - en dépit de certaines analogies superficielles que Nietzsche, plus que Marx et plus que Kierkegaard, est l'anti-Hegel par excellence, et que son importance, pour nous, vient de là, du fait qu'il se place à un point de vue originaire, celui où le « choix » de la Raison - de l'Être comme Logos, comme Dieu, comme système des existants - pourrait être encore contesté, dans la tranquillité joyeuse de la vie et de la création...

Au fil des pages du livre de Jean Granier, et il y en a beaucoup, l'essentiel de la découverte nietzschéenne va s'effilochant, malgré l'excellence de certaines analyses. Pourquoi la Faculté n'exige-t-elle pas de ses docteurs qu'ils resserrent leur pensée - autant qu'il est possible - à trois cents pages, qu'ils fassent preuve, au cours de la soutenance, de la valeur de leur savoir, mais qu'ils n'en assomment pas obligatoirement leur lecteur, qu'ils rendent matériellement lisible leur œuvre comme jadis le Discours de la Méthode ou les Fondements de la Métaphysique des Moeurs à un public cultivé et qu'ils cessent d'en faire un matériau uniquement consommable par les quelque dix complices qui travaillent sur le même sujet ? »

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