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Un solitaire face au malheur
« De tout
ce qui est écrit, je n'aime que ce l'on écrit avec son propre
sang. »
Nietzsche est là tout entier : style exalté, haletant, quête
d'une vérité qui conduit non pas au confort du rectorat,
aux ors du prix Nobel, mais directement au martyre et à l'asile
psychiatrique. Aventurier de la pensée, il a choisi la vérité
jusqu'à la folie, jusqu'à la mort.
La moustache farouche,
un visage sculpté par le malheur, la solitude, l'incompréhension,
un regard foudroyant d'halluciné, Nietzsche incarne à la
fois la noblesse et la malédiction de l'esprit, sa grandeur et
sa fragilité, ses sommets et son échec. 'Victime non de
la société comme Socrate ou Jésus, non des dieux
comme Prométhée, il n'est la victime que de luimême,
comme si, à force de lucidité, il était devenuaveugle,
fou à force de clairvoyance. Il semble dans sa quête solitaire
avoir payé de sa personne jusqu'au sacrifice de sa raison. Comme
s'il avait franchi les limites raisonnables, les règles de prudence
au-dedans desquelles se cantonnaient jusqu'alors les philosophes.
Rarement un homme
aura incarné comme lui la tragédie de la pensée.
Quelle organisation humaine aurait pu supporter sans dommages l'influence
en son sein de fleuves aussi tumultueux, aussi dévastateurs : une
intelligence d'une ampleur, d'une lucidité exceptionnelles, une
intuition démoniaque, une imagination et des dons de poète,
une sensibilité à vif qui malmenait un corps usé,
une âme livrée à la plus extrême des solitudes.
Perpétuel errant, Nietzsche n'a jamais savouré ces instants
de repos, d'amitié ou d'amour qui auraient pu le distraire de l'essentiel
et ménager son cerveau soumis à un terrible régime.
Pas de repos chez cet esprit en perpétuelle incandescence, en état
de surchauffe, qui ne connaît pas de transition entre le rythme
fougueux de la création, les enthousiasmes, les exaltations qui
le consument. et l'abattement le plus noir, la solitude la plus épaisse,
les hauts murs de l'incompréhension.
Pas de moyen terme
dans ce destin voué aux extrêmes. Ce n'est pas un hasard
si ce penseur solitaire rencontre aujourd'hui tant d'amis. Aux grandes
machines philosophiques, il a opposé une quête personnelle
de vérité, une quête angoissée, décapante.
Ce qui le rend proche de notre sensibilité, c'est l'ambivalence
de sa pensée, ses magnifiques contradictions. Au-delà des
malentendus qui l'ont accompagné, ou plutôt qui ont suivi
son Œuvre, sa pensée reste étonnamment présente.
Construite sur des ruines, déchirée par les éclairs
d'une l'intelligence tragique, elle est animée par l'ambition prophétique
de Zarathoustra : renverser les idoles, l'ancienne table des valeurs.
Comment notre époque, qui se méfie des réponses catégoriques,
ne se reconnaîtraitelle pas dans cet inlassable poseur de questions
?
L'esprit de système,
les bâtisseurs d'utopies ont laissé le XXe siècle
en ruine. Le bilan de ceux qui ont voulu changer l'homme en changeant
la société, de Rousseau à Marx, est loin d'être
convaincant. Il est même catastrophique. Marxisme, fascisme, nazisme,
maoïsme, toutes ces religions laïques qui visaient à
donner le bonheur ont définitivement désenchanté
notre siècle : on ne fera plus jamais crédit aux faiseurs
de systèmes et aux grands entrepreneurs sociaux. On préfère
se tourner vers Nietzsche, un solitaire face à face avec son malheur,
qui interroge un monde qui ne lui renvoie pas d'écho. Solitude
de l'homme sans Dieu ; désespoir de l'homme moderne en marge des
croyances : en devenant sujet, il connaît le désarroi. Plus
de religion, plus d'Église, il doit assumer son rôle, accomplir
son destin dans une nuit sans étoiles. Il sait qui il est ; il
ne voit plus où il va.
Le temps des grands
maîtres à penser semble fini. Voici venir l'époque
des marginaux, des Montaigne, des Nietzsche, des Cioran, de ces penseurs,
de ces écrivains qui n'ont pas l'ambition de refaire le monde,
de réformer l'homme ni d'apporter une solution à sort mal
de vivre, mais de l'aider à se poser des questions.
Jean-Marie Rouart, de l'Accadémie française
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