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Discours de la servitude
volontaire
Résumé du texte de La Boëtie (note*)
La première raison pour laquelle
les hommes servent volontairement, c'est qu'il naissent serviles et qu'ils
sont élevés comme tels. Puis vient l'habitude, et le pouvoir se renforce
et peut devenir tyrannique. Par peur ou par faiblesse, tous les hommes
obéissent plutôt que de s'opposer à l'autorité.
De cela découle que, sous la tyrannie, les gens deviennent lâches, mous
et efféminés. Ils revendiquent plus de liberté mais
manquent de volonté pour l'exercer. Il est certain qu'en perdant
ses libertés, on perd vite la vaillance, l'intrépidité. Les gens soumis
n'ont ni ardeur ni pugnacité au combat. Ils y vont tout engourdis, comme
s'acquittant avec peine d'une obligation. Alors que l'ardeur de la liberté
fait mépriser le péril et donne envie de gagner auprès de ses compagnons,
quitte à mourir avec l'honneur et la gloire de n'avoir pas failli à son
devoir, ni même faibli [les soldats de Bonaparte avaient retrouvé
l'ardeur en se sentant porteurs des idéaux de la Révolution
(liberté, égalité, fraternité)]. Les tyrans
le savent bien et font tout leur possible pour avachir leurs sujets, et
les outils de la tyrannie sont toutes sortes de drogues, de distractions,
de récompenses (décorations, médailles), de jeux, tombolas, courses,
championnats, et autres exutoires (arènes)... Mais il leur faut
un bouc émissaire, et ils désignent l'étranger pour ennemi, et
tous vont alors dépenser leur ardeur contre l'ennemi désigné.
Le peuple des villes, abruti
de tant de ces choses alléchantes, de ces spectacles qu'ils trouvent beaux,
émouvants, ou de ces plaisirs puérils qui les amusent, s'habituent à servir
ainsi niaisement leur maître, et à leur obéir servilement [et avec la
TV ceux de la campagne dorénavant]. Le tyran fait quelques largesses
de temps en temps, mais ce n'est pas le dixième de ce qu'il reçoit ; il
vous laisse les miettes du gâteau que vous lui offrez par votre servitude.
Le peuple ignorant a toujours été ainsi ; il abandonne tous les pouvoirs
au premier qui se présente assez sûr de lui pour les commander. Ces millions
de gens sous le joug d'un seul n'y ont pas forcément été contraints par
la force, mais parce qu'ils sont fascinés et comme ensorcelés par le seul
nom d'un seul, qu'ils craignent, alors qu'ils ne devraient pas le redouter
puisqu'il est seul et qu'ils sont des millions.
Telle est pourtant la faiblesse
des hommes, contraints à l'obéissance depuis leur enfance, éduqués
pour temporiser, qui s'habituent à leur condition d'esclaves et ne se
rendent pas compte de la valeur de la liberté qu'ils n'ont jamais connue.
Si, contrainte par la force des armes, la nation est soumise au pouvoir
d'un seul, il ne faut pas s'étonner qu'elle serve, mais bien le déplorer,
ou plutôt, supporter ce malheur avec patience et se préserver pour un
avenir meilleur. Il peut aussi arriver qu'un peuple ait de la reconnaissance
pour un de ces hommes rares qui lui ait donné des preuves de grande prévoyance
pour les sauvegarder, d'une grande hardiesse pour les défendre, d'une
grande prudence à les gouverner ; s'il s'habitue à la longue à lui obéir
et à se fier à lui jusqu'à lui accorder une certaine suprématie, sait-on
alors s'il fera aussi bien là où on le place que ce qu'il a procuré lorsqu'il
était à sa place naturelle, d'égal à égal avec d'autres, comme l'on se
trouve entre compagnons ou amis ?
Mais quel est ce vice qui atteint
la grande majorité des hommes, le petit peuple ignorant, prêt à
obéir, à servir, jusqu'à se faire tyranniser, n'ayant plus aucune possibilité
de se démettre de celui qui est alors leur maître ? La contrainte ne durerait
pas s'il n'y avait pas un accord entre les partis. Ce qui suit est le
ressort secret de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie.
Les tyrans s'entourent toujours de quelques gens très dévoués et fidèles
(de leur famille ou des commis), car ceux-ci partagent les avantages du
tyran et en tirent avantage. Ces dix commandent à cent, lesquels recrutent
mille autres, et les mille empêchent le reste du peuple à vivre libre
et heureux. La contrainte est acceptée par un grand nombre, lesquels
la supportent de par leur nature : ce sont des êtres dépendants,
instables, hésitants. C'est là tout le rouage de l'État,
et ses fonctionnaires vous obligent à payer le tribut à l'Armée et les
diverses taxes qui augmentent sans cesse, sans aucun contrôle.
C'est par manque d'éducation,
puis pas l'habitude que s'émousse la volonté ; c'est ainsi que par lâcheté
ou faiblesse, vous perdez votre droit à la liberté et vous finissez par
vous y accommoder. Les impôts sont de plus en plus lourds, jusqu'à vous
priver des moyens de vous associer et de vous organiser pour reprendre
votre liberté. Autant vous êtes démunis, autant l'Armée du tyran se renforce,
réprime toute rébellion, et alors le poids de la soumission
est terrible à supporter. Est-ce là vivre heureux ? Est-ce
même vivre ? Apprenons à lutter contre cet état insupportable,
je le dis à tous ceux qui veulent faire figure d'homme.
Liberté - Egalité - Fraternité : ça ne veut
plus rien dire !
« Le mot pour qualifier dignement le mercantilisme et tout ce
qui est médiocre est, comme on sait, le mot "libéral"
». (Volonté de Puissance, Livre IV, Pourquoi les
faibles sont victorieux).
Le "libéralisme"
est le parti de ceux qui veulent imposer la dictature du Marché,
la "libre-concurrence", la puissance par l'argent, en quelque
sorte. On connait trop les inconvénients de la libre-concurrence
et de la compétition dans le travail :
fusions, délocalisations, les ententes de prix illicites qui faussent
la concurrence... le harcellement au travail.
La Boëtie, ami de Michel de
Montaigne, publia ce Discours
de la servitude volontaire en 1576. Nous avons considérablement
résumé son texte admirable téléchargeable
ici.
[Nouvelle traduction en français moderne de Séverine
Auffret du texte intégral, et notes, avec postface : “Comète”),
Éditions Mille et une Nuits, Paris 1995. |