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Albert Camus, du sentiment de l'absurde à la révolte
L'influence de Nietzsche
sur de nombreux intellectuels et écrivains du XXe siècle
est saisissante. Dans son essai intitulé L'Homme Révolté,
Albert Camus se réfère à Nietzsche pour parler de
la révolte nihiliste contre l'absurde. Après un siècle
de déchristianisation, le sentiment d'absurdité de la vie
resurgit au lendemain de la seconde guerre mondiale (guerre totale, camps
d'extermination, bombardements atomiques sur Hiroshima et Nagasaki). Dans
ce livre, tout son développent sur “la révolte métaphysique”
n'est pas très facile à suivre :
«La quête exténuante de Nietzsche commence en
plein XIXe siècle, avec les progrès de la science,
la montée de l'athéisme et de l'anticléricalisme.
La morale chrétienne est disqualifiée. "Dieu
est mort". C'est l'affirmation absolue.»
Oui, Nietzsche
est le premier à se poser la question : sur quels principes fonder
nos actions à l'avenir ? "Il faut déterminer à
nouveau le poids de toute chose". Même aujourd'hui les droits
de l'homme ne sont toujours pas appliqués par les autorités
et la démocratie est encore à inventer ici-bas.
NIETZSCHE ET LE NIHILISME (Note)
«Nous nions
Dieu, nous nions la responsabilité de Dieu, c'est ainsi seulement
que nous délivrerons le monde.» Avec Nietzsche, le nihilisme
semble devenir prophétique. Mais on ne peut rien tirer de Nietzsche,
sinon la cruauté basse et médiocre qu'il haïssait de
toutes ses forces, tant qu'on ne met pas au premier plan dans son œuvre,
bien avant le prophète, le clinicien. Le caractère provisoire,
méthodique, stratégique en un mot, de sa pensée ne
peut être mis en doute. En lui le nihilisme, pour la première
fois, devient conscient. Les chirurgiens ont ceci de commun avec les prophètes
qu'ils pensent et opèrent en fonction de l'avenir. Nietzsche n'a
jamais pensé qu'en fonction d'une apocalypse à venir, non
pour l'exalter, car il devinait le visage sordide et calculateur que cette
apocalypse finirait par prendre, mais pour l'éviter et la transformer
en renaissance. Il a reconnu le nihilisme et l'a examiné comme
un fait clinique. Il se disait le premier nihiliste accompli de l'Europe.
Non par goût, mais par état, et parce qu'il était
trop grand pour refuser l'héritage de son époque. Il a diagnostiqué
en lui-même, et chez les autres, l'impuissance à croire et
la disparition du fondement primitif de toute foi, c'est-à-dire
la croyance à la vie. Le «peut-on vivre révolté
?» est devenu chez lui «peut-on vivre sans rien croire ?».
Sa réponse est positive. Oui, si l'on fait de l'absence de foi
une méthode, si l'on pousse le nihilisme jusque dans ses conséquences
dernières, et si, débouchant alors dans le désert
et faisant confiance à ce qui va venir, on éprouve du même
mouvement primitif la douleur et la joie.
Au lieu du doute
méthodique, il a pratiqué la négation méthodique,
la destruction appliquée de tout ce qui masque la mort de Dieu.
encore le nihilisme à lui-même, des idoles qui camouflent
«Pour élever un sanctuaire nouveau, il faut abattre un sanctuaire,
telle est la loi.» Celui qui veut être créateur dans
le bien et dans le mal, selon lui, doit d'abord être destructeur
et briser les valeurs. «Ainsi le suprême mal fait partie du
suprême bien, mais le suprême bien est créateur.»
Il a écrit, à sa manière, le Discours de la méthode
de son temps, sans la liberté et l'exactitude de ce XVIIe
siècle français qu'il admirait tant, mais avec la folle
lucidité qui caractérise le XXe siècle,
siècle du génie, selon lui. Cette méthode de la révolte,
il nous revient de l'examiner (1).
La première
démarche de Nietzsche est ainsi de consentir à ce qu'il
sait. L'athéisme, pour lui, va de soi, il est « constructif
et radical ». La vocation supérieure de Nietzsche, à
l'en croire, est de provoquer une sorte de crise et d'arrêt décisif
dans le problème de l'athéisme. Le monde marche à
l'aventure, il n'a pas de finalité. Dieu est donc inutile, puisqu'il
ne veut rien. S'il voulait quelque chose, et l'on reconnaît ici
la formulation traditionnelle du problème du mal, il lui faudrait
assumer« une somme de douleur et d'illogisme qui abaisserait la
valeur totale du devenir.
On sait que Nietzsche
enviait publiquement à Stendhal sa formule : «la seule excuse
de Dieu, c'est qu'il n'existe pas». Privé de la volonté
divine, le monde est privé également d'unité et de
finalité. C'est pourquoi le monde ne peut être jugé.
Tout jugement de valeur porté sur lui aboutit finalement à
la calomnie de la vie. On juge alors de ce qui est, par référence
à ce qui devrait être, royaume du ciel, idées éternelles,
ou impératif moral. Mais ce qui devait être n'est pas; ce
monde ne peut être jugé au nom de rien. « Les avantages
de ce temps : rien n'est vrai, tout est permis. » Ces formules qui
se répercutent dans des milliers d'autres, somptueuses ou ironiques,
suffisent en tout cas à démontrer que Nietzsche accepte
le fardeau entier du nihilisme et de la révolte. Dans ses considérations,
d'ailleurs puériles, sur « le dressage et la sélection
», il a même formulé la logique extrême du raisonnement
nihiliste : « Problème : par quels moyens obtiendrait-on
une forme rigoureuse de grand nihilisme contagieux qui enseignerait et
pratiquerait avec une conscience toute scientifique la mort volontaire
? »
Note.
Extrait de L'homme révolté, d'Albert CAMUS. Cliquez
sur le livre pour lire la suite
(1). C'est évidemment la dernière philosophie
de Nietzsche, de 1880 à l'effondrement, qui nous occupera ici.
Ce chapitre peut être considéré comme un commentaire
à la Volonlé de Puissance.
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