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NIETZSCHE ET LE NIHILISME
Mais Nietzsche colonise au profit du nihilisme les valeurs qui, traditionnellement,
ont été considérées comme des freins au nihilisme.
Principalement, la morale. La conduite morale, telle que Socrate l'a illustrée,
ou telle que le christianisme la recommande, est en elle-même un
signe de décadence. Elle veut substituer à l'homme de chair
un homme reflet. Elle condamne l'univers des passions et des cris au nom
d'un monde harmonieux, tout entier imabinaire. Si le nihilisme est l'impuissance
à croire, son symptôme le plus grave ne se retrouve pas dans
l'athéisme, mais dans l'impuissance à croire ce qui est,
à voir ce qui se fait, à vivre ce qui s'offre. Cette infirmité
est à la base de tout idéalisme. La morale n'a pas foi au
monde. La vraie morale, pour Nietzsche, ne se sépare pas de la
lucidité. Il est sévère pour les « calomniateurs
du monde », parce qu'il décèle, dans cette calomnie,
le goût honteux de l'évasion. La morale traditionnelle n'est
pour lui qu'un cas spécial d'immortalité. « C'est
le bien, dit-il, qui a besoin d'être justifié. » Et
encore : « C'est pour des raisons morales qu'on cessera un jour
de faire le bien. »
La philosophie de
Nietzsche tourne certainement autour du problème de la révolte.
Exactement, elle commence par être une révolte. Mais on sent
le déplacement opéré par Nietzsche. La révolte,
avec lui, part du «Dieu est mort» qu'elle considère
comme un fais acquis ; elle se tourne alors contre tout ce qui vise à
remplacer faussement la divinité disparue et déshonore un
monde, sans doute sans direction, mais qui demeure le seul creuset des
dieux. Contrairement à ce que pensent certains de ses critiques
chrétiens, Nietzsche n'a pas formé le projet de tuer Dieu.
Il l'a trouvé mort dans l'âme de son temps. Il a, le premier,
compris l'immensité de l'événement et décidé
que cette révolte de l'homme ne pouvait mener à une renaissance
si elle n'était pas dirigée. Toute autre attitude envers
elle, que ce soit le regret ou la complaisance, devait amener l'apocalypse.
Nietzsche n'a donc pas formulé une philosophie de la révolte,
mais édifié une philosophie sur la révolte.
S'il
attaque le christianisme, en particulier, c'est seulement en tant que
morale. Il laisse toujours intacts la personne de Jésus, d'une
part, et, d'autre part, les aspects cyniques de l'Eglise. On sait qu'il
admirait, en connaisseur, les Jésuites. « Au fond, écrit-il,
seul le Dieu moral est réfuté.[1] »
Le Christ, pour
Nietzsche comme pour Tolstoï, n'est pas un révolté.
L'essentiel de sa doctrine se résume à l'assentiment total,
la non-résistance au mal. Il ne faut pas tuer, même pour
empêcher de tuer. Il faut accepter le monde tel qu'il est, refuser
d'ajouter à son malheur, mais consentir à souffrir personnellement
du mal qu'il contient. Le royaume des cieux est immédiatement à
notre portée. Il n'est qu'une disposition intérieure qui
de mettre nos actes en rapport avec ces principes, et qui nous permet
peut nous donner la béatitude immédiate. Non
pas la foi, mais les œuvres, voilà, selon Nietzsche, le message
du Christ. A partir de là, l'histoire du
christianisme n'est qu'une longue trahison de ce message. Le Nouveau
Testament est déjà corrompu, et, de Paul
aux conciles, le service de la foi
fait oublier les œuvres.[2]
Quelle est la corruption
profonde que le christianisme ajoute au message de son maître ?
L'idée du jugement, étrangère à l'enseignement
du Christ, et les notions corrélatives de châtiment et de
récompense. Dès cet instant, la nature devient histoire,
et histoire significative, l'idée de la finalité humaine
est née. De la bonne nouvelle au jugement dernier, l'humanité
n'a pas d'autre tâche que de se conformer aux fins expressément
morales d'un récit écrit à l'avance. La seule différence
est que les personnages, à l'épilogue, se partagent d'eux-mêmes
en bons et en méchants. Alors que le seul jugement du Christ consiste
à dire que le péché de nature est sans importance,
le christianisme historique fera de toute la nature la source du péché.
« Qu'est-ce que le Christ nie? tout ce qui porte à présent
le nom de chrétien. » Le hristianisme croit lutter contre
le nihilisme parce qu'il donne une direction au monde, alors qu'il est
nihiliste lui-même dans la mesure où, imposant un sens imaginaire
à la vie, il empêche de découvrir son vrai sens :
« Toute Eglise est la pierre roulée sur le sépulcre
d'un homme-dieu; elle cherche, par la force, à l'empêcher
de ressusciter. » La conclusion paradoxale, mais significative,
de Nietzsche est que Dieu est mort à cause du christianisme, dans
la mesure où celui-ci a sécularisé le sacré.
Il faut entendre ici le christianisme historique et «sa duplicité
profonde et méprisable» [3].
Le même raisonnement
dresse Nietzsche devant le socialisme et toutes les formes de l'humanitarisme.
Le socialisme n'est qu'un christianisme dégénéré.
Il maintient en effet cette croyance à la finalité de l'histoire
qui trahit la vie et la nature, qui substitue des fins idéales
aux fins réelles, et contribue à énerver les volontés
et les imaginations. Le socialisme est nihiliste, au sens désormais
précis que Nietzsche confère à ce mot. Le nihiliste
n'est pas celui qui ne croit à rien, mais celui qui ne croit pas
à ce qui est. En ce sens, toutes les formes de socialisme sont
des manifestations encore dégradées de la décadence
chrétienne. Pour le christianisme, récompense et châtiment
supposaient une histoire. Mais, par une logique inévitable, l'histoire
tout entière finit par signifier récompense et châtiment
: de ce jour est né le messianisme collectiviste. Aussi bien, l'égalité
des âmes devant Dieu amène, Dieu étant mort, à
l'égalité tout court. Là encore, Nietzsche combat
les doctrines socialistes en tant que doctrines morales. Le nihilisme,
qu'il se manifeste dans la religion ou dans la prédication socialiste,
est l'aboutissement logique de nos valeurs dites supérieures. L'esprit
libre détruira ces valeurs, dénonçant les illusions
sur lesquelles elles reposent, le marchandage qu'elles supposent, et le
crime qu'elles commettent en empêchant l'intelligence lucide d'accomplir
sa mission: transformer le nihilisme passif en nihilisme actif.
Extrait de L'homme
révolté, d'Albert CAMUS. Cliquez sur le livre pour lire
la suite
Note 1. « Vous dites que c'est la décomposition
spontanée de Dieu, mais ce n'est qu'une mue ; il se dépouille
de son épiderme moral. Et vous le verrez reparaître, par-delà
le Bien et le Mal.» 
Note 2. Cette polémique est particulièrement
flagrante entre Paul (épitre aux Galates)
et Jacques (épitre de Jacques). Stendhal fut le premier à
en parler, et Nietzsche a dressé le portrait psychologique de Paul,
le premier chrétien, fondateur de l'Eglise
romaine. 
Note 3. C'est Blaise Pascal qui a parlé de duplicité
dans le monde chrétien (Pensées).
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