Deux livres du
philosophe italien responsable de l'édition de référence
de l'œuvre de Nietzsche, Giorgio COLLI : " Après
Nietzsche ", Traduit de l'italien par Pascal Gabellone. Editions
de I'Eclat, 192pp., 95F.... et :
Cahiers posthumes 2, Nietzsche - Traduit de l'italien par Patricia
Farazzi, Editions de l'Eclat, 224pp., 11OF.
Nietzsche est l'individu qui, à lui tout seul, a élevé
le niveau général de nos « pensées sur la vie,
et s'il y est parvenu c'est par un puissant détachement à
l'égard des hommes et des choses qui l'entouraient, si bien que
nous sommes contraints de partir du niveau qu'il a imposé. »
Responsable avec Mazzino Montinari de l'Edition critique des œuvres
complètes de l'auteur de Zarathoustra, réalisée
selon l'ordre chronologique pour les éditeurs européens
(1), Giorgio Colli s'est donné pour tâche
de restituer dans son intégrité le texte nietzschéen,
et n'a pas arrêté, jusqu'à la fin, de sa vie, de
le commenter, comme attestent ses Cahiers posthumes. Cependant, la relation
intime avec la pensée de l'homme qui a su dévoiler ce
que la modernité a fait de nous, pousse le philosophe italien
à redoubler de vigilance, voire de sévérité,
pour mieux en dénicher les imperfections, les ratages, les erreurs.
En cela, à cause de sa dureté implacable, de ses comportements
sans indulgence, l'"Après Nietzsche" de Colli
est une leçon de fidélité et un geste philosophique
définitif, car «être juste envers lui ne signifie
pas non plus aboyer contre lui comme les roquets haineux et imbéciles».
Comédien de la pensée, graphomane, mauvais dialecticien,
hypnotisé par le problème de la vérité,
moraliste qu'excitait le vice de la solitude, Nietzsche a été
néanmoins «le grand libérateur», celui qui
a désencombré le chemin de l'homme autant de Dieu que
des vieilles philosophies. Il a opposé, certes de manière
indue et assez superficielle, art et connaissance et, pourtant, il n'a
pas cessé un instant d'enfouir son mysticisme foncier sous une
avalanche irréfrénable de phrases. Colli (éditeur
et philosophe) en est tout retourné, en décelant dans
cette attitude un déséquilibre de fond, «une présomption
et un jugement erroné à l'égard de l'instrument
expressif, s'agissant notamment d'un penseur: «Nietzsche a beaucoup
écrit, énormément; il a été un homme
de lettres au sens le plus matériel, le plus ridicule et total,
un véritable homo scribens. Lui qui a désacralisé
toutes les valeurs, n'a pas su désacraliser l'activité
de l'écrivain. Mais surtout il a trop écrit, des milliers,
des dizaines de milliers de pages en un peu plus de vingt ans.»
Démolir les prétentions systématiques, dogmatiques,
optimistes de la raison, briser la superbe de la science, creuser la
fosse sous les pieds de la philosophie, c'est très bien, écrit
Colli, si cela ouvre la voie à la sagesse. Mais Nietzsche était
loin d'être sage, il n'a fait que jouer au sage, avec un très
grand talent théâtral, et il a fini par payer de sa personne.
Alors que ses prophéties ne se sont réalisées que
trop tôt (le christianisme est une épave, l' âge
des grandes violences est venu, l'avènement de l'immoralisme
est une donnée de masse, rappelle Colli), il reste de lui un
acquis inestimable: «Reconnaître de l'animalité dans
l'homme et, de plus, affirmer que l'animalité est l'essence de
l'homme: voilà la pensée, lourde de conséquences,
décisive, annonciatrice de tempête, la pensée devant
laquelle tout le reste de la philosophie moderne est rabaissé
au rang d'une hypocrisie. » Dans cette conquête philosophique
du corps (lui qui avait une peur panique de tout ce qui est physique,
corporel), il ne reçut aucun secours, troublé continûment
par son imagination fiévreuse: «Ce qu'il avait déchainé
en lui-même l'entraina, l'emporta. Il n'a pas su s'économiser
et s'est consumé trop tôt. Pitié pour le héros.»
JEAN-BAPTISTE MARONGIU
(1) Note Gallimard. Walter de Gruyter (AIlemagne).
Adelphi (Italie).
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