Trente ans après le colloque de Royaumont,
et vingt-cinq après le recueil Nietzsche aujourd'hui, une nouvelle
synthèse sur les lectures de Friedrich Nietzsche s'imposait :
on la trouve dans le numéro des Cahiers de l'Herne, dédié
à Michel Haar - qui livre une extraordinaire étude de
l'interprétation heideggerienne de l'auteur du Zarathoustra
- et dirigé par Marc Crépon. A ce numéro a collaboré
Marc de Launay, philosophe et traducteur, entre autres, des Fragments
posthumes, qui fait ici le point sur la réception de Nietzsche
en France.
Par quelles phases est passée
la réception nietzschéenne ?
La réception de Nietzsche au XXe siècle a d'abord
été affaire de germanistes, Charles Andler en est une
figure tout à fait éminente et sa thèse monumentale,
rédigée pour une part durant la Première Guerre
mondiale, n'est certainement pas à considérer comme obsolète.
La lucidité des germanistes n'a cependant convaincu les philosophes
que petit à petit. Entre les deux guerres, il fallait être
au fait des affaires allemandes pour se rendre compte que Zarathoustra
était le livre le plus lu outre la Bible... et pour constater
que la génération de 1918 (Weber, Rosenzweig, Leo Strauss,
Heidegger, Benjamin) était passée par Nietzsche, qu'elle
avait, après, cherché à s'en défaire, à
le dépasser ou à en exacerber ce qu'elle en avait détourné.
Qu'est-ce qui faisait obstacle ?
Dans le Crépuscule des idoles (§ 9), Nietzsche écrit
: «La guerre menée en vue d'instaurer des institutions
libérales laisse, parce qu'elle est une guerre, perdurer les
instincts non libéraux.» De fait, l'esprit philosophique
français, dominé largement par Alain et son pacifisme
général, était peu ouvert à la virulente
critique des idéaux démocratiques qu'affrontait la République
de Weimar. «La démocratisation de l'Europe est, en même
temps, et sans qu'on le veuille, une école des tyrans, dans toutes
les acceptions du terme, y compris la plus spirituelle», écrit
Nietzsche à l'aphorisme 142 de Par-delà le
bien et mal. Il dénonce là l'«européanisation»,
en même temps que le «progrès» et la «civilisation»
comme autant de symptômes du nihilisme, - c'est-à-dire
comme autant d'illusions morales. Plus elles sont affirmées et
plus elles accélèrent la fermentation de ce qui produira
a contrario des «hommes d'exceptions du genre le plus dangereux
et le plus séduisant». En même temps, Nietzsche n'avait
pas la moindre sympathie pour les réactions nationalistes à
ce mouvement d'européanisation, qu'il qualifie de régressions.
Mais il est certain qu'il considérait comme naïfs les «thuriféraires
des idées modernes», et qu'il fustigeait tout autant les
socialistes ou les anarchistes que les réactionnaires antisémites
du genre de Treitschke (Par delà le bien et mal §
251). Il savait donc de quoi il parlait en constatant qu'il n'avait
«pas encore rencontré un seul Allemand qui fût favorable
aux juifs».
La réception proprement philosophique
n'a-t-elle été que tardive ?
Non, chez nous elle a aussi, pour l'essentiel, fait l'impasse sur toutes
les implications politiques de la pensée de Nietzsche. Elle s'est
effectuée par le biais de la réception de Heidegger, qui
a veillé le plus à l'inclure dans la tradition philosophique,
et ce pour l'intégrer à la critique de la métaphysique.
Deleuze et Granier ont entrepris la reconstruction d'un système
(le premier en croyant discerner une cosmologie fondamentale, le second,
une ontologie), et Foucault aussi, pour sa part. Ils ont ainsi donné
en quelque sorte à Nietzsche un permis de séjour au sein
de la tradition des classiques, sans toutefois être toujours très
sûrs des matériaux qu'ils utilisaient, notamment le compendium
de fragments posthumes publiés sous le titre de Volonté
de puissance. Aussi Deleuze et Foucault se sont-ils montrés
ouverts au projet de faire passer en français l'énorme
refonte du corpus nietzschéen réalisée par Giorgio
Colli et Mazzino Montinari.
Dès lors, une autre ère
de lecture s'est ouverte ?
Certainement. Le premier moment a été la critique du commentaire
heideggerien. On le voit, parce que c'est tout à fait explicite
dans les textes de Michel Haar (Nietzsche et la métaphysique),
de Patrick Wotling (Nietzsche et le problème de la civilisation)
ou de Didier Franck (Nietzsche ou l'ombre de Dieu). ces deux
derniers n'en restent d'ailleurs pas à une attitude simplement
«réactive», mais dégagent ce qui est actuellement
sans doute la plus incisive compréhension de la «pensée
du corps», fil conducteur de ce que Nietzsche appelle «volonté
de puissance» - dans un esprit exotérique et certainement
pas en reconstruisant une métaphysique de la volonté,
ce qu'il dénonce sans équivoque chez Schopenhauer.
Est-ce déjà une tentative
de penser, non pas «d'après», mais «après
Nietzsche»?
C'est là le défi intellectuel plus difficile, qui a été
relevé par Giorgio Colli, comme l'indique
le titre d'un de ses livres, Après Nietzsche justement.
Ses Cahiers posthumes en témoignent directement, qui ne
ménagent ni la critique mordante ni la reconnaissance. Colli
admet que Nietzsche soit «le seul esprit révolutionnaire
parmi nous», tout en lui reprochant son exotérisme excessif
et la complaisance avec laquelle, à partir de 1886, il met en
avant son moi et son propre trajet vers la grande santé. Le XXe
siècle s'est efforcé de penser et d'agir contre Nietzsche
même lorsqu'il s'en réclamait; il n'a réussi qu'à
échouer. Mesurer exactement Ie sens de cet échec reste
donc un vrai défi.
RECUEILLI PAR R.M. - CAHlERS DE L'HERNE
- Nietzsche - Numéro dirigé par
Marc Crépon, Editions de l'Herne (41 rue de Verneuil, 75007 Paris),
478 pages 