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L'enseignement, l'éducation et la culture
Nietzsche considérait
que les Allemands, ses contemporains, manquaient d'esprit. Autrefois
athée (al-man = les hommes sans dieu), ce peuple de penseurs
s'est détourné de la philosophie pour se tourner vers
le nationalisme et la politique.
« Y a-t-il encore des philosophes allemands ? des poètes
allemands ? de bons auteurs allemands ? - Telle est la question que
l'on me pose à l'étranger. Je rougis, mais avec la bravoure
qui m'est propre, même dans les cas désespérés,
je réponds : - Oui, Bismark ! (Nietzsche ironise toujours
à sa façon)... - Avais-je donc le droit d'avouer quels
livres on lit aujourd'hui ?... Maudit instinct de la médiocrité
! (...) Je suis encore à la cherche d'un Allemand avec qui je
puisse être sérieux à ma façon, - et combien
plus avec qui j'oserais être joyeux ! - Crépuscule des
idoles : ah ! qui comprendrait aujourd'hui de quel sérieux
un philosophe se repose ici ! La sérénité, c'est
ce qu'il y a de plus incompréhensible en nous...»
« Voyons la question par son autre face : il n'est pas seulement
évident que la culture allemande est en décadence, mais
encore les raisons suffisantes pour qu'il en soit ainsi ne manquent pas.
En fin de compte personne ne peut dépenser plus qu'il n'a : il
en est ainsi pour les individus comme pour les peuples. Si l'on se dépense
pour la puissance, la grande politique, l'économie, le commerce
international, le parlementarisme, les intérêts militaires,
- si l'on dissipe de ce côté la dose de raison, de
sérieux, de volonté, de domination de soi que l'on possède,
l'autre côté s'en ressentira. La Culture et l'Etat - qu'on
ne s'y trompe pas - sont antagonistes : « Etat civilisé
», ce n'est là qu'une idée moderne. L'un vit de
l'autre, l'un prospère au détriment de l'autre. Toutes les
grandes époques de culture sont des époques de décadence
politique : ce qui a été grand au sens de la culture a été
non-politique, et même anti-politique... Le cœur de
Goethe s'est ouvert devant le phénomène Napoléon,
- il s'est refermé devant les « guerres d'indépendance
»... Au moment où l'Allemagne s'élève comme
grande puissance, la France gagne une importance nouvelle comme
puissance de culture. Aujourd'hui déjà, beaucoup
de sérieux nouveau, beaucoup de nouvelle passion de l'esprit a
émigré à Paris; la question du pessimisme, par exemple,
la question Wagner, presque toutes les questions psychologiques et artistiques
sont examinées là-bas avec infiniment plus de finesse et
de profondeur qu'en Allemagne, - les Allemands sont même incapables
de cette espèce de sérieux.
- Dans l'histoire de la culture européenne, la montée de
l' « Empire » (du Reich) signifie avant tout une chose : un
déplacement du centre de gravité. On s'en rend déjà
compte partout : dans la chose principale, - et c'est là toujours
la culture - les Allemands ne sont plus pris en considération.
On demande : Pouvez-vous présenter, ne fût-ce qu'un seul
esprit qui entre en ligne de compte pour l'Europe ?
Un esprit tel
que votre Goethe, votre Hegel, votre Henri Heine, votre Schopenhauer,
qui entre en ligne de compte comme eux ?
- Qu'il n'y ait plus un seul philosophe allemand, de cela l'étonnement
n'a point de limite !
« - Ce qu'il y a d'essentiel dans l'enseignement supérieur
en Allemagne s'est perdu : Le but tout aussi bien que le moyen
qui mène au but. Que l'éducation, la culture même
soient le but - et non « l'Empire », - que pour ce
but il faille des éducateurs - et non des professeurs
de lycée et des savants d'université - c'est cela qu'on
a oublié... Il faudrait des éducateurs, éduqués
eux-mêmes, des esprits supérieurs et nobles qui s'affirment
à chaque moment, par la parole et par le silence, des êtres
d'une culture mûre et adoucie, - et non des butors savants que
le lycée et l'université offrent aujourd'hui comme «
nourrices supérieures ». Les éducateurs manquent,
abstraction faite pour les exceptions des exceptions, condition première
de l'éducation : de là l'abaissement de la culture
allemande. - Mon vénérable ami Jacob Burckhardt à
Bâle est une de ces exceptions, rare entre toutes : c'est à
lui que Bâle doit en premier lieu sa prédominance en humanité.
- Ce que les « écoles supérieures » allemandes
atteignent en effet, c'est un dressage brutal pour rendre utilisable,
exploitable pour le service de l'Etat, une légion de jeunes
gens avec une perte de temps aussi minime que possible. « Education
supérieure » et légion - c'est là
une contradiction primordiale. Toute éducation supérieure
n'appartient qu'aux exceptions : il faut être privilégié
pour avoir un droit à un privilège si supérieur.
Toutes les choses grandes et belles ne peuvent jamais être un
bien commun : pulchrum est paucorum hominum. Qu'est-ce qui amène
rabaissement de la culture allemande ? Le fait que l' « éducation
supérieure » n'est plus un privilège - le
démocratisme de la «culture» devenue obligatoire,
commune. Il ne faut pas oublier que les privilèges de
service militaire forcent à cette fréquentation exagérée
des écoles supérieures, ce qui est la décadence
de ces écoles. - Personne n'a plus la liberté, dans l'Allemagne
actuelle, de donner à ses enfants une éducation noble
: nos écoles «supérieures» sont toutes établies
selon une médiocrité ambiguë, avec des professeurs,
des programmes, un aboutissement. Et partout règne une hâte
indécente, comme si quelque chose était négligé
quand le jeune homme n'a pas «fini» à vingt-trois
ans, quand il ne sait pas encore répondre à cette «question
essentielle» : quelle carrière choisir ? - Une espèce
supérieure d'hommes, soit dit avec votre permission, n'aime pas
les «carrières» - et c'est précisément
parce qu'elle se sent appelée... Elle a le temps, elle se prend
le temps, elle ne pense pas du tout à «finir », -
à trente ans l'on est, au sens de la haute culture, un commençant,
un enfant. - Nos lycées débordants, nos professeurs de
lycée surcharges et abêtis sont un scandale : pour prendre
cet état de choses sous sa protection, comme l'ont fait récemment
les professeurs de Heidelberg, on a peut-être des motifs,
- mais des raisons il n'y en a point.
« - Je présente, pour ne pas sortir de mon habitude d'affirmer
et de ne m'occuper des objections et des critiques que d'une façon
indirecte et involontaire, je présente dès l'abord les
trois tâches pour lesquelles il nous faut avoir des éducateurs.
Il faut apprendre à voir, il faut apprendre à penser,
il faut apprendre à parler et à écrire
; dans ces trois choses le but est une culture noble.
- Apprendre à voir - habituer l'œil au repos, à la
patience, l'habituer à laisser venir les choses ; remettre le
jugement, apprendre à circonvenir et à envelopper le cas
particulier. C'est là la première préparation
pour éduquer l'esprit. Ne pas réagir immédiatement
à une séduction, mais savoir utiliser les instincts qui
entravent et qui isolent. Apprendre à voir, tel que je
l'entends, c'est, en quelque sorte, ce que le langage courant et non
philosophique appelle la volonté forte : l'essentiel, c'est précisément
de ne pas « vouloir », de pouvoir suspendre la décision.
Tout acte antispirituel et toute vulgarité reposent sur l'incapacité
de résister à une séduction : - on se croit obligé
de réagir, on suit toutes les impulsions. Dans beaucoup de cas
une telle obligation est déjà la suite d'un état
maladif, d'un état de dépression, un symptôme d'épuisement,
- puisque tout ce que la brutalité non philosophique appelle
«vice» n'est que cette incapacité physiologique de
ne point réagir. Une application de cet enseignement de
la vue : lorsque l'on est de ceux qui apprennent, on devient
d'une façon générale plus lent, plus méfiant,
plus résistant. On laissera venir à soi toutes espèces
de choses étrangères et nouvelles avec d'abord
une tranquillité hostile, - on en retirera la main. Avoir toutes
les portes ouvertes, se mettre à plat ventre devant tous les
petits faits, être toujours prêt à s'introduire,
à se précipiter dans ce qui est étranger,
en un mot cette célèbre « objectivité »
moderne, c'est cela qui est de mauvais goût, cela manque de noblesse
par excellence.
« - Apprendre à penser : dans nos écoles
on en a complètement perdu la notion. Même dans les universités,
même parmi les savants en philosophie proprement dits, la logique,
en tant que théorie, pratique et métier, commence à
disparaître. Qu'on lise des livres allemands : on ne s'y souvient
même plus de loin que pour penser il faille une technique, un
plan d'étude, une volonté de maîtrise, - que l'art
de penser doit être appris, comme la danse, comme une espèce
de danse... Qui parmi les Allemands connaît encore par expérience
ce léger frisson que fait passer dans tous les muscles le pied
léger des choses spirituelles! - La raide balourdise du geste
intellectuel, la main lourde au toucher - cela est allemand à
un tel point, qu'à l'étranger on le confond avec l'esprit
allemand en général. L'Allemand n'a pas de doigté
pour les nuances... Le fait que les Allemands ont pu seulement
supporter leurs philosophes, avant tout ce cul-de-jatte des idées,
le plus rabougri qu'il y ait jamais eu, le grand Kant, donne
une bien petite idée de l'élégance allemande. -
C'est qu'il n'est pas possible de déduire de l'éducation
noble, la danse sous toutes ses formes. Savoir danser avec
les pieds, avec les idées, avec les mots : faut-il que je dise
qu'il est aussi nécessaire de le savoir avec la plume,
- qu'il faut apprendre à écrire ? - Mais, en cet endroit,
pour des lectures allemandes, je deviendrais tout à fait une
énigme... »
(extrait de "Ce que les Allemands
sont en train de perdre", Le Crépuscule des idoles,
de Nietzsche)
Dessin extrait de NIETZSCHE pour débutants, de Marc
Sautet & Patrick Boussignac, éd. La Découverte
Pour aller plus loin, L'école
émancipée, ou Traverses
Vives
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