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L'idéal d'une vie intense
PAR LUC FERRY *
Aucune œuvre
philosophique n'aura autant marqué la pensée contemporaine.
Aucune n'aura suscité des interprétations aussi passionnément
divergentes. Nietzsche fut-il le précurseur du nazisme ? Sa sœur,
Elizabeth Foerster, en était convaincue, comme Hitler lui-même,
qui offrit en 1935 à Mussolini une luxueuse édition des
œuvres du philosophe éditée par ses soins. Et de fait,
Nietzsche est sans doute le seul penseur d'envergure qui ait osé
faire l'apologie de l'esclavage, de la guerre, de l'eugénisme et
de la sélection des faibles, de la supériorité de
la « bête blonde », tout en affichant un souverain
mépris des Noirs, des femmes, du suffrage universel, de la démocratie,
de la Révolution française. Bref rien n'y manque, et à
foison. Et pourtant, nul doute qu'il fut non seulement un écrivain
de génie, mais le père fondateur des «philosophies
du soupçon» qui allaient marquer de manière si profonde
le gauchisme culturel de cette fin de siècle. Comme nul autre avant
lui, il a cherché à démasquer certaines idées
reçues, à renverser des idoles, à dévoiler
derrière toute façade la réalité consciente
ou inconsciente qu'elle dissimule. Il fut, plus encore peut-être
que le grand Freud, le démystificateur par excellence, le «
généalogiste ». La fascination qu'il a exercée
en France sur des intellectuels comme Foucault, Deleuze ou Lacan est sans
égale. Aujourd'hui encore, il n'est pas un étudiant en philosophie
qui ne soit irrésistiblement attiré par le style incomparable
de son Zarathoustra. Et c'est là, déjà en soi, une
invitation à y aller voir de plus près.
S'il fallait, pour
expliquer cette fascination, retenir de Nietzsche une seule thèse
philosophique, ce serait celle selon laquelle le fond ultime du réel
est « Vie », multiplicité irréductible
de forces au sein desquelles il faut distinguer les « actives»
des « réactives ». Les premières sont
celles qui peuvent se déployer dans le monde, y produire tous leurs
effets, sans nier, mutiler ou réprimer d'autres forces. Leur expression
la plus parfaite se trouve dans l'art. En effet, l'artiste est avant tout
un créateur, un « aristocrate », quelqu'un qui
pose des valeurs sans discuter, sans « négocier »,
en s'imposant avec autorité. L'artiste « commande
» et n'a nul besoin, pour faire advenir son œuvre, de réfuter
d'autres points de vue que le sien. Nous pouvons d'ailleurs aimer des
styles esthétiques très différents sans les opposer
nécessairement les uns aux autres. La recherche de la vérité
scientifique ou philosophique est au contraire d'essence « réactive
» : le vrai s'impose par réfutation de l'erreur, du mensonge,
de l'illusion, bref, par annihilation d'autres forces qui trouvent en
revanche une place privilégiée dans l'art. Déjà
Socrate ne parvient à la vérité qu'en réfutant
les opinions qu'il juge fausses, en mettant ses interlocuteurs en difficulté,
en contradiction avec euxmêmes. Contrairement à l'art,
la science et la philosophie sont « roturières »,
démocratiques : la moindre vérité, 2 + 2 = 4, prétend
valoir pour tout le monde, en tout temps et en tout lieu.
De là le «
nihilisme» : la victoire des forces réactives sur les forces
actives, des « faibles » (la populace qui veut la vérité)
sur les « forts » (les aristocrates artistes), victoire
assurée par la philosophie depuis Platon, puis relayée par
le christianisme, qui n'est au fond qu'un « platonisme pour le
peuple » : même volonté de vérité,
même négation du monde sensible (de l'ici-bas) au nom du
monde intelligible (de l'au-delà).
Faut-il pour autant
se contenter d'inverser les valeurs, de supprimer les forces réactives
pour libérer les forces actives ? On a souvent voulu faire de Nietzsche,
surtout en France, autour de Mai 68, un théoricien de l'émancipation
du corps, voire de la « libération sexuelle ».
Rien n'est plus absurde, ni plus contraire à sa pensée,
profondément « classique », voire traditionaliste.
Vouloir éliminer les forces réactives, ce serait à
l'évidence être soi-même réactif ! Ce serait
mutiler tout un aspect du réel, de la vie puisqu'elle comprend
en elle les deux éléments. Il faut donc hiérarchiser
ces forces, et rétablir le primat des actives sur les réactives
sans pour autant anéantir ces dernières. Selon Nietzsche,
seule l'esthétique classique, grecque ou française, parvient
à cette perfection, à cette sublime « maîtrise
de soi » qu'il désigne encore sous le nom de «
Grand style ». D'où son aversion pour le romantisme
qui met en scène, sans retenlie, le déferlement anarchique
des passions. Dans ces pulsions qui s'entredéchirent, se contrecarrent
entre elles, la « réaction » triomphe à
coup sûr ! Au lieu de voir l'intensité de sa vie s'accroître,
le héros romantique, toujours pâle, plaintif et malade, dépérit
et meurt. Seul le classique authentique accède à l'intensité
vitale suprême dont le signe le plus sûr est la sérénité.
Quiconque partage
cette conviction comprendra que Nietzsche ne fut ni un fasciste ni un
soixante-huitard avant la lettre, mais le premier penseur de ce qui allait
fasciner le monde contemporain : l'idéal d'une vie réussie
parce que, tout simplement, intense.
Article paru dans
Le Figaro Littéraire du 18 mai 2000
Note * LUC FERRY : Philosophe, qui vient de publier
avec Jean-Didier Vincent, Qu'estce que l'homme ? (Odile Jacob).
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