|
Vérité et mensonge... (suite et fin)
Seconde partie
C'est le langage,
nous l'avons vu, qui travaille originellement à l'édification
des concepts, et, plus tardivement, la science. De même que l'abeille
construit les alvéoles et simultanément les emplit de miel,
de même la science travaille-t-elle incessamment à ce grand
colombarium des concepts, au sépulcre des intuitions sensibles,
construit des étages supplémentaires et toujours plus élevés,
étaie, nettoie, rénove les anciennes alvéoles et
s'ingénie surtout à remplir ce colombage monstrueusement
surélevé et à y caser l'ensemble du monde empirique,
autrement dit le monde anthropomorphique. Déjà l'homme d'action,
ne serait-ce que lui, attache sa vie à la raison et à ses
concepts afin de ne pas être emporté à la dérive
et de ne pas se perdre lui-même ; a fortiori le chercheur construit-il
sa cabane tout contre la tour de la science afin de pouvoir y collaborer,
et de trouver refuge sous le rempart déjà existant. Et ce
refuge est un besoin: car des puissances terribles le menacent sans relâche,
brandissant face à la "vérité" scientifique
des "vérités" d'un genre tout autre sur les panneaux
les plus disparates.
Cet
instinct qui pousse l'homme à forger des métaphores
est fondamental en lui et on ne peut l'ignorer un seul instant sans ignorer
l'homme lui-même. Mais à vrai dire il n'est ni contraint ni entravé par
le nouveau monde rigide et figé comme un château fort qui se construit
pour lui dans l'atmosphère évanescente des concepts. Il cherche un nouveau
domaine pour son activité, le lit d'un autre fleuve, et il les trouve
dans le mythe et dans l'art en général. Sans cesse il confond les rubriques
et les alvéoles des concepts en introduisant de nouvelles transpositions,
métaphores, métonymies, sans cesse il manifeste le désir de donner au
monde présent de l'homme éveillé une forme aussi charmante et éternellement
nouvelle, aussi colorée, décousue, irrégulière et inconséquente que le
monde du rêve. Au fond, l'homme éveillé n'est certain de veiller que grâce
à la toile d'araignée fixe et régulière des concepts, et s'il lui arrive
de croire qu'il rêve, c'est que l'art a déchiré cette toile. Pascal a
raison d'affirmer que si le même rêve nous visitait chaque nuit, nous
en serions occupés exactement comme des choses que nous voyons chaque
jour - « Si un artisan était sûr de rêver
chaque nuit douze heures durant qu'il est roi, je crois, dit Pascal, qu'il
serait aussi heureux qu'un roi rêvant chaque nuit pendant douze heures
qu'il est artisan.»(note) Le jour lucide d'un
peuple excité par le mythe, celui des anciens Grecs par exemple, qui admet
l'action incessante du prodige, ce jour ressemble davantage au rêve qu'au
jour du penseur désenchanté par la science.
Quand tout arbre peut
se mettre à parler comme une nymphe, quand un dieu ayant revêtu l'apparence
d'un taureau peut enlever des vierges, quand soudain on aperçoit la déesse
Athéna elle-même parcourant les marchés d'Athènes dans son bel attelage,
en compagnie de Pisistrate - et cela, un Athénien sincère le croyait -,
alors à chaque instant tout est possible, comme dans le rêve, et la nature
entière tourbillonne autour de l'homme comme si elle n'était que la mascarade
des dieux, qui s'amuseraient simplement à l'illusionner de toutes les
façons.
Mais
l'homme lui-même a une tendance invincible à se laisser tromper,
et il est comme ensorcelé par le bonheur lorsque le rhapsode
lui raconte des légendes épiques comme si elles étaient
vraies, ou que le comédien joue le roi plus royalement que la réalité
ne le montre. L'intellect, ce maître du travestissement, est libre
et déchargé de son esclavage ordinaire aussi longtemps qu'il
peut tromper sans nuire, et il célèbre alors ses saturnales.
Jamais il n'est plus exubérant, plus riche, plus fier, plus agile
et plus audacieux : tout au plaisir de créer, il jette les métaphores
pêle-mêle et dérange les bonnes des abstractions, de
façon par exemple à désigner le courant comme un
chemin mobile qui porte l'homme là où il va. Il a maintenant
rejeté de soi la marque de la servitude: ordinairement sombre,
affairé et soucieux de montrer le chemin et les outils à
un pauvre individu avide d'existence et qui prélève, comme
un serviteur pour son maître, une part de la proie et du butin,
il est maintenant devenu maître lui-même, et peut se permettre
d'effacer sur son visage la grimace de l'indigence. Tout ce qu'il fait
désormais porte le sceau du travestissement, tandis que son action
antérieure, par comparaison, portait celui de la distorsion. Il
copie la vie humaine, la prend cependant pour une bonne chose et paraît
se trouver fort bien avec elle. Cette charpente et ce chantier monstrueux
des concepts à quoi l'homme nécessiteux s'agrippe sa vie
durant pour se sauver ne sont plus pour l'intellect libéré
qu'un échafaudage et un jouet au service de ses uvres les
plus audacieuses : et quand il le casse, le jette en morceaux et puis
le reconstruit ironiquement en accouplant les parties les plus étrangères
et en disjoignant les plus proches, il révèle ainsi qu'il
se passe très bien des expédients auxquels on a recours
dans la nécessité et qu'il n'est plus guidé par des
concepts, mais par des intuitions. A partir de ces intuitions, aucun chemin
régulier ne mène au pays fantomatique des schémas,
des abstractions : le mot n'est pas fait pour elles, l'homme devient muet
lorsqu'il les voit ou bien il se lance dans une série de métaphores
proscrites et d'agencements conceptuels inouïs pour répondre
par une attitude créatrice, fût-ce dans la destruction et
la dérision des vieilles barrières conceptuelles, à
la puissante intuition présente.
Il y a des époques
où l'homme raisonnable et l'homme intuitif vont de pair, le premier
plein d'angoisse devant l'intuition, et l'autre méprisant l'abstraction;
celui-ci déraisonnable autant que le premier est réfractaire
à l'art. Tous deux désirent donner la vie : celui-ci en
sachant parer par astuce, prévoyance et régularité
aux principales urgences ; celui-là, le "jubilant héros",
en ignorant ces urgences et en n'admettant comme réelle que la
vie travestie en apparence et en beauté. Là où l'homme
intuitif, mettons comme dans la Grèce ancienne, a manié
ses armes plus vigoureusement et plus victorieusement que son adversaire,
une civilisation peut favorablement s'organiser et la domination de l'art
sur la vie se fonder: ce travestissement, ce déni de l'indigence,
cet éclat des intuitions métaphoriques et surtout cette
immédiateté de l'illusion accompagnent toutes les manifestations
extérieures d'une telle vie. Ni la maison, ni la démarche,
ni le vêtement, ni la cruche d'argile ne trahissent que la nécessité
les inventa: apparemment ils devaient servir à exprimer un bonheur
sublime et un ciel olympien sans nuages, une certaine façon de
jouer avec le sérieux. Tandis que l'homme guidé par les
concepts et les abstractions ne fait que se défendre contre le
malheur sans pouvoir leur arracher le moindre bonheur, tandis qu'il aspire
à être libéré le plus possible des souffrances,
l'homme intuitif, lui, bien d'aplomb au milieu d'une civilisation, récolte
déjà, venant de ses intuitions, en plus de l'immunité
au mal, un afflux permanent de lumière, de gaieté, de rédemption.
Certes, il souffre plus violemment, quand il souffre: il souffre même
plus souvent, parce qu'il ne sait pas tirer les leçons de l'expérience
et retombe toujours dans la même ornière. Dans la douleur
il est alors aussi déraisonnable que dans le bonheur, il crie fort
et rien ne le console. Quelle différence avec le stoïcien
instruit par l'expérience qui, dans la même infortune, se
maîtrise au moyen de concepts ! Lui qui d'habitude ne cherche que
la droiture, la vérité et la liberté face aux illusions
et à se protéger contre l'agression du charme, il pond maintenant
dans le malheur le chef-duvre du travestissement, comme l'autre
posait le sien dans le bonheur ; il n'affiche pas un visage mobile et
capricieux, mais une espèce de masque au dessin digne et symétrique,
il ne crie pas et ne change même pas de voix: quand un orage sérieux
éclate au-dessus de sa tête et l'inonde, il se pelotonne
dans son manteau et s'éloigne à pas lents.
(Frédéric NIETZSCHE, études théorétiques,
1873 - © Aubier-Flammarion, éd. 1969)

Métaphore: Véritable clin-d'œil de l'auteur : son style imagé fourmille de métaphores.

note. Citation approximative.

Rhapsode : aède, poète qui allait de
ville en ville en récitant des poèmes épiques.

|