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Friedrich Nietzsche (1844-1900)

Il y a un siècle, F. Nietzsche sombrait dans la maladie et la folie. L'insensé, il avait accompli sa tâche, une très lourde tâche : en philosophe et non moins philologue, il s'était attaqué à la religion et à la morale chrétienne comme aucun autre n'avait osé le faire, pas même Voltaire. Psychologue sans pareil, il dénichait les arrières-pensées, les motivations secrètes et faisait la lumière sur les vérités-mensonges de la foi et sur l'illusion d'une espérance bienheureuse dans un "au-delà" hypothétique par le renoncement aux plaisirs et au bonheur - toujours à construire - ici-bas.
Psychologue sans pareil, il fut «le premier à détenir les critères des «vérités» et à en décider », écrit-il dans Ecce Homo, son autobiographie, où il se présente et fait lui-même la promotion de ses œuvres. Il n'y a pas de meilleur biographe pour Nietzsche, qui précise : «Ce que je suis est une chose, ce que j'écris en est une autre ». L'Antéchrist est le plus percutant de ses livres, et la loi contre le christianisme en dit long sur le degré d'aversion envers la morale de troupeau. «Ici, l'œuvre adhère totalement à l'auteur », et nous nous intéressons à l'œuvre plus qu'à l'auteur. Sa vie ne peut se raconter qu'en relation avec ses écrits, et il y a déjà un livre paru sous la signature de Daniel Halévy : Nietzsche.

Supplice de la rouePromeneur solitaire comme Jean-Jacques Rousseau, Nietzsche a une solide formation en lettres classiques. Mais son engagement de philosophe prend forme dans le combat pour écraser l'Infâme, comme Voltaire, à qui il dédie un de ses livres.

A-t-on oublié les temps de domination religieuse, « le fouet brûlant des cœurs purs les plus endurcis, le martyre terrible qui se réserve lui-même pour les plus cruels, la sombre flamme des bûchers vivants » de l'Inquisition ? (Ainsi parlait Zarathoustra).
Les autodafés n'ont pas supprimé ce sombre passé qui fait douter sur cette foi.

Nietzsche s'en prend à l'âme de cette religion de Dieu et du Diable, la « foi » :
« Les convictions [religieuses] sont les ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges », affirmait-il (dans Humain, trop humain, 483).
« La foi en la vérité commence avec le doute au sujet de toutes les vérités auxquelles on croyait jusqu'à présent. » Et aussi à la mauvaise foi : « Ce que j'appelle mensonge : refuser de voir les choses comme elles sont. ». En effet, les philosophes chrétiens n'ont fait qu'ériger des doctrines en système philosophique. Ils niaient le mal pour couronner le Bien. Seul contre tous, Nietzsche abat les systèmes philosophiques. Il y aura un après Nietzsche.

Ce "belliqueux de nature" est un rhéteur, il engagea la polémique sous toutes ses formes (controverse, raillerie, parodie, ironie, trait...) en se choisissant un ennemi à sa taille pour l'affronter d'égal à égal, c'est L'Église. La polémique est une expression libre de la volonté de puissance. Ce qu'il ne faudrait pas confondre avec une volonté de dominer : vouloir dominer est précisément le propre du ressentiment. Volonté de puissance signifie volonté de pouvoir être libre de ses choix. Et de se réaliser.
« Personne avant moi ne connaissait le droit chemin, le chemin qui monte : ce n'est qu'à partir de moi qu'il existe à nouveau des espoirs, des tâches, des itinéraires à prescrire à la culture - je suis celui qui en annonce la bonne nouvelle... En cela, je suis un destin...» (Ecce Homo, voilà l'homme !)
Ce qui fait de Nietzsche le plus moderne des Philosophes, c'est qu'il incite à l'autonomie, à l'indépendance d'esprit, et comme Michel Bakounine, il s'attaque à ces institutions autoritaires que sont l'Église et l'État. Élitiste, individualiste, il vante le mépris des idéaux, et rejette tout système. Psychologue sans pareil, il dénonce le sentiment de culpabilité, l'esprit de soumission, d'abnégation. Et à ceux qui se servent de la morale pour accréditer leurs thèses, il leur déclara la guerre ! Avec bonne humeur, une certaine ironie, et on devine son rire moqueur !
« Sa figure hante notre époque. Comme il l'avait prédit, son œuvre alimente toute la pensée contemporaine », écrit Luc Ferry dans Le Point.
Au-delà du nihilisme, Nietzsche aspirait à la reconstruction de nouvelles valeurs, à la victoire sur l'hiver. Il se sentait porteur d'une tâche qui concerne le futur. Comment un homme, dressé entre l'hier et le demain, prend-il sur lui tout le fardeau de l'humanité afin de l'en délivrer et lui ouvrir les portes du futur ? Le travail intellectuel assidu et la solitude du penseur sont nécessaires. «Une expérience tirée des sept solitudes», selon sa formule.
Un siècle après, les écrits de Nietzsche continuent de nous ébranler, de nous féconder, de nous fournir les outils d'une démystification, de nous désigner les aurores à venir. Il chante le «gai savoir» et la danse des apparences comme art suprême. Et avec quel style ! Ses aphorismes nous parlent et nous touchent, donnent des éléments de base de réflexion et laissent le champ libre à notre créativité pour la conclusion, qui est seulement suggérée. Du grand art !
Qu'importe sa maladie ! Il la surmonte.
Ce poète-philosophe survole la maladie d'un monde dont il est l'un des premiers à dénoncer la décomposition. Il ne ménage rien ni personne, critique tout et se refuse à toute idéologie; mais c'est pour mieux aborder l'avenir, pour venir nous enseigner : «le surhumain, c'est l'avenir du genre humain». Voilà pourquoi tout a changé depuis !

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Nietzsche, de Daniel Halévy, réédité au Livre de Poche en l'an 2000.