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Individu et société
Autrefois, dans la lointaine
antiquité, il ne faisait pas bon vivre seul ; hors du clan, ou
de la cité, on ne survivait pas longtemps. C'est en Grèce
que l'individualisation est née, avec l'émancipation
de l'individu, de la personne et de son originalité. C'est
en Grèce que sont apparus la démocratie et les droits de
l'homme. Démocratie aristocratique peut-être, mais démocratie
véritable, avec l'assemblée des citoyens (organe législatif)
qui débattent et votent pour les décisions à prendre
et à faire exécuter par l'organe exécutif. Nietzsche
avait de l'admiration pour cette civilisation hellénique, qu'il
connaissait bien. Il affirme la prééminence
de l'individu sur les groupes sociaux qui uniformisent, nivellent,
s'organisent en pouvoir et tendent à subordonner les gens à
un chef ou à ses dogmes.
La réforme de l'individu
vers le surhumain, pour Nietzsche, est lié à sa notion de
surhomme et de noblesse d'esprit, car il exprime la résistance
que les consciences individuelles (les "esprits libres" tant
décriés par les religieux) peuvent opposer à la normalisation
sociale étatique et au conformisme ambiant. Ce non-conformisme
n'a rien à voir avec l'individualisme étroit du "chacun
pour soi et Dieu pour tous". Nietzsche voulait promouvoir une nouvelle
noblesse, une élite libérée du fardeau des idées
reçues et appelée à dépasser le stade communément
appelé "humain". Ce qu'il entend dans la formule «
Deviens ce que tu es (vraiment) », c'est se réaliser, se
distinguer des autres, avec ses particularités propres, quitte
à paraître pour un original. C'est d'ailleurs tout à
fait en accord avec ce que l'éminent psychiatre psychanalyste Carl
Gustav Jung appelle “le processus d'individuation”,
c'est-à-dire la réalisation
de soi (note 1).
Il faut distinguer cet individualisme
en tant que droit naturel à la liberté de penser et de s'exprimer,
à vivre à sa manière et de façon responsable,
de l'individualisme qui relève d'un égocentrisme outrancier
et d'un mode de vie fondé sur la négation de l'autre. Il
semble donc qu'on doive considérer cette sensibilité individualiste
comme une sensibilité réactive au sens que Nietzsche donne
à ce mot, c'est-à-dire qu'elle se détermine par réaction
contre une réalité sociale à laquelle elle ne peut
ou ne veut point se plier. Le respect de l'individu et de la personne
humaine s'accompagne d'une critique du racisme, du nationalisme, du totalitarisme,
de l'étatisme, de l'esprit sectaire, du dogmatisme, de la morale
établie et du conformisme ambiant.
Les sociétés modernes
imposent en effet des formes de soumission qui ne proviennent pas des
seules contraintes exercées par l'autorité publique (militarisme,
impôts, taxes, monnaie). Ainsi, par la glorification
du travail, on vise à tenir les individus en bride, en canalisant
les énergies et en accaparant le temps libre par des contraintes
d'horaires fixes ; par le système législatif et juridique,
on retire des réflexes de défense naturels, et on empêche
des temps de réflexion en organisant les loisirs et en instituant
des fêtes et des commémorations ; par l'intégration
dans un groupe, on fait adopter son style et ses manières (exemples
: costume-cravate dans les banques et les milieux d'affaire, uniforme,
humiliation, obéissance à la hiérarchie dans l'armée).
Enfin, il y a les opiums consolateurs du peuple (alcool, tabac, narcotiques,
religion), et maintenant, par le mercantilisme, la télévision
infantilisante et l'abus de publicité, on tente d'abrutir en orientant
les esprits vers le quotidien et le futile. Bref, les "malades mentaux"
sont internés, les insoumis sont considérés comme
subversifs et leurs révoltes sont réprimées (il y
a souvent eu des heurts graves avec la police lors de manifestations pacifiques).
Nietzsche dénonce cette
obsession de la sécurité et du confort liée à
la peur des petits et des faibles, qui, d'ailleurs fournissent les bataillons
de valets et de gens d'arme pour les maîtres de l'ordre établi.
C'est en s'émancipant que l'individu devient
plus fort, plus original, plus personnel, plus indépendant
et plus créatif - toutes les caractéristiques du surhumain.
- A comparer avec l'individualisme de Georges Palante (note
2)
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Note 1. Le «processus d'individuation»
est le sujet du livre intitulé Dialectique du Moi et de
l'Inconscient, de C. G. JUNG. (Téléchargez-en
des extraits)
« Il s'agit de la réalisation de son Soi, dans ce qu'il a
de plus personnel et, de plus rebelle à toute comparaison. On pourrait
donc traduire le mot d'« individuation » par « réalisation
de soi-même.» (C G Jung - fichier à
télécharger)
Note 2. L’individu comme ressort théorique
dans les sciences sociales. Georges
Palante, un précurseur oublié de la sociologie de l’individu
par Stéphane Beau |