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L'ennemi mortel de tout système
Oui, Nietzsche est
l'ennemi mortel de tout système philosophique. En tant que philologue,
il connait bien ses classiques. Depuis les philosophes grecs jusqu'à
Hegel, ils ont élaboré des systèmes, aucun n'est
meilleur que les autres.
Texte de Michel Déon, de l'Accadémie française
:
Je ne crois pas
du tout à une influence « dominante » de Nietzsche
sur la pensée de notre temps. Une fausse (mais pas tout à
fait innocente) interprétation de son éthique a pu faire
croire qu'il avait inspiré les doctrines et les actes du III°
Reich. Dans la confusion des idées d'aujourd'hui, cette trahison
de sa philosophie lui a valu une injuste méfiance, alors que
Nietzsche est l'ennemi mortel de tout système qui enferme l'homme
pour le tenir à sa merci. Et peu importe qu'il s'agisse du communisme,
du nazisme ou de la démocratie, certes plus feutrée mais
tout aussi déterminée dans son réductionnisme.
L'aventure proposée
par Nietzsche rend à l'homme l'honneur d'affronter la vie et
la mort en fier combattant de l'absolu. Cette morale l'isolait déjà
de ses contemporains. Alors que dire de notre temps où son exaltation,
sa joie lyrique d'aspirer aux cimes briseraient à seraient un
mou consentement si on l'écoutait ?
Toute démagogie
philososphique lui fait horreur et, avant de le suivre, le disciple
doit s'entendre rappeler ses tares et les' infortunes de sa condition.
Le salut de l'homme est non dans la volonté d'écraser
les autres, mais, au contraire, de se détacher du troupeau pour
rejoindre Zarathoustra. En somme, Nietzsche décrète la
mort de Dieu pour se substituer à lui. C'est là une ambition
intéressante, mais elle peut faire perdre la raison. La pensée
dite « moderniste »se méfie de Nietzsche qui en appelle
à un individu supérieur et mythique, détaché
des choses d'ici bas. On ne saurait rêver rien de plus contraire
au modèle de l'individu désacralisé de l'an 2000.
La prééminence de l'individu
Pour Nietzsche,
il y a la morale du troupeau et la morale des maitres et il nous exhorte
à sortir du troupeau pour faire partie de l'élite, de ceux
qui savent se distinguer, en développant ses qualités particulières,
et qui réussissent sans crainte du "qu'en dira-t-on".
Même si on les prend parfois pour des originaux, on s'aperçoit
bien vite que ces personnages sont en haut de l'affiche, ils réussissent
et brillent justement par leur originalité ! Désolé,
M. SERRES, Nietzsche n'était ni de droite, ni de gauche, il était
plutôt du côté de l'élite,
surtout pour qu'enfin l'individu accède au niveau supérieur,
à l'élite véritable.
Le penseur de l'individualisme, par Michel SERRES
J'attribue l'influence
dominante de Nietzsche à deux choses. Il existe tout d'abord
deux Nietzsche un « Nietzsche de droite » et un «
Nietzsche de gauche ». A l'occasion de la Seconde Guerre mondiale,
l'auteur d'Ainsi parlait Zarathoustra est devenu malgré
lui l'inspirateur des nazis. Hitler s'est servi de ses écrits
pour justifier l'extermination de millions de juifs. Quant au Nietzsche
de gauche, il a été beaucoup étudié par
les penseurs, philosophes français, comme étant le philosophe
de la démystification. En essayant de masquer l'image d'un philosophe
nazi, des intellectuels tels Michel Foucault, Gilles Deleuze ou Georges
Bataille ont œuvré afin de faire ressortir son image de
penseur de l'individualisme occidental. Aux Etats-Unis, il existe d'ailleurs
une sorte de « french Nietzsche ». Il est curieux que ce
philosophe allemand ait dû passer par le canal français
pour intéresser les universitaires américains. En analysant
ce phénomène de plus près, on remarque tout de
même que Friedrich Nietzsche possède une très belle
plume. Il emploie rarement un vocabulaire technique et tient plutôt
du moraliste ou du poète, ce qui n'a pas manqué de séduire
les philosophes hexagonaux. Sur ce point, il s'apparente clairement
au modèle français. Un certain nombre d'affinités
le rattachent à des Diderot, des Michelet ou des Voltaire. D'autant
qu'il a rapidement quitté le giron de l'université allemande,
ce qui est également une grande tradition chez les philosophes
français.
Toutefois, il semble
que l'influence de ce philosophe soit un peu derrière nous. La
plénitude nietzschéenne remonte selon moi aux années
60. Aujourd'hui, j'ai l'impression que l'on ne fait de batailles philosophiques
que sur des commentaires, même si nous fêtons cette année
le centenaire de sa mort. Alors que le monde est en train de changer comme
jamais il n'a changé auparavant, n'est-il pas un peu mortuaire de lui
accorder autant d'importance ? Cela aurait fait frissonner Nietzsche !
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