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Nietzsche, la machine qui peut exploser
NIETZSCHE
sous la direction de Marc Crépon. Cahiers de l'Herne.
NIETZSCHE, BIOGRAPHIE D'UNE PENSÉE (Nietzsche. Biographie
seines DenkelJs) de Rüdiger Safranski. Traduit de l'allemand par
Nicole Casanova. Le Monde, Mis à jour le jeudi 24
août 2000
Friedrich Nietzsche
est mort en deux temps. La seconde fois, son cœur a cessé
de battre. C'était le 25 août 1900, à Weimar, vers
midi, auprès de sa sœur Elisabeth, seulement cinquante-six
ans après sa naissance, le 15 octobre 1844. Toutefois, celui qui
s'est éteint ce jour-là n'était plus le philosophe
qui commençait à devenir célèbre dans toute
l'Europe, l'homme qui affirmait vouloir « casser en deux l'histoire
du monde ». Ce n'était qu'un sac de peau, un corps déglingué
que sa flamme avait déserté, une momie publicitaire à
peu près inerte, exhibée régulièrement par
la chère sœur, cette « oie antisémite vengeresse
», sur un podium, au milieu des archives, afin d'augmenter les ventes.
La première « mort» de Nietzsche - sa disparition spirituelle
- eut lieu onze ans plus tôt, à Turin, le 3 janvier 1889.
Ce jour-là, il a quitté sa chambre de la via Carlo Alberto.
Dans la rue, on battait un cheval. Nietzsche lui a sauté au cou,
puis s'est écroulé. David Fino, son logeur, l'a fait porter
sur son lit. Le philosophe y a dormi deux jours. Le 5 janvier, il écrit
une lettre à Jacob Burckhardt marquant son « effondrement
». « Maintenant que le Dieu ancien est aboli, dit-il, je
suis prêt à gouverner l'univers. » Il adresse à
ses amis les plus proches - Peter Gast, Franz Overbeck, Cosima Wagner
- des billets signés « l'Antéchrist »,
« Nietzsche-Caesar », ou « Dionysos ».
Il convoque à Rome les représentants des cours européennes
pour mener une guerre à mort aux Hohenzollern et faire fusiller
le jeune Kaiser. L'année précédente, en 1888, le
philosophe avait vécu, pensé, écrit selon un extraordinaire
fortissimo. Il avait tracé les grandes lignes, et les éléments
essentiels, de son Essai sur la transvaluation de toutes les valeurs.
Il avait rédigé en août Le Cas Wagner, en septembre
Le Crépuscule des idoles, achevé en octobre L'Antéchrist.
Du 15 octobre au 4 novembre, il avait terminé Ecce Homo,
puis rassemblé les Dithyrambes de Dionysos, avant de parachever
Nietzsche contre Wagner.
A
cet automne d'une puissance prodigieuse succède la longue nuit
silencieuse, les années de mutisme et de prostration, à
peine interrompues par quelques phrases. Immobile, le voyageur étincelant.
Muet, le musicien de la pensée. Il grogne de temps à autre,
reconnaît mal ses amis. Regard vide, mémoire perdue. Parfois,
il joue du piano, comme autrefois, ou bien fait quelques pas, au lieu
d'être paralysé. On comprend encore mal ce qui s'est passé.
Les explications plausibles (syphilis, usure nerveuse, syndrome maniaco-dépressif)
ne paraissent pas réellement satisfaisantes. Elles ne mettent pas
en rapport cet effondrement et l'aventure philosophique, alors que bien
des textes de Nietzsche suggèrent qu'il peut exister un lien entre
ses investigations et ce qu'on appelle, faute de mieux, la folie. Ainsi
écrivait-il à Peter Gast, en 1881 : « Ah, ami,
parfois le pressentiment me traverse l'esprit que je mène en somme
une vie très dangereuse, car je suis de ces machines qui peuvent
exploser ! » Point central, ici : Nietzsche n'est pas philosophe
en universitaire, en historien, en fonctionnaire raisonnable de l'universel.
Il explore, pour cheminer dans la pensée, des états du corps
qui sont parfois des situations limites de fatigue ou de tension. Il utilise
ses maladies, ses souffrances, ses dons musicaux, son extrême sensibilité
comme autant de moyens pour aller plus loin dans la pensée elle-même.
Il transforme ainsi la philosophie de fond en comble. Au lieu de concevoir
la vérité en savant, il la forge en artiste. A cause de
cette mutation profonde, il est pratiquement impossible aujourd'hui, même
si l'on porte un jugement négatif sur l'œuvre de Nietzsche,
de l'ignorer. Tous nos contemporains y sont plus ou moins immergés.
Car son style de pensée possède une inventivité surabondante.
On n'en a jamais fini avec ses facettes innombrables. Nietzsche a montré
en effet que la vie ne cesse de déborder toute création.
La vie même, ses besoins impérieux, ses illusions, ses ruses,
ses automutilations, ses défenses, permet de regarder du dehors
tout savoir et toute création, sciences, art, philosophie. Pour
une série de vues récentes sur cette multiplicité
sans fin, on se reportera d'abord au remarquable Cahier de l'Herne
qu'a dirigé Marc Crépon après que Michel Haar l'a
mis en chantier. En 1886, rappelle Marc Crépon, Nietzsche écrivait
à Malwida von Meysenburg que Par-delà bien et mal,
sous-titré « prélude à une philosophie de l'avenir
», ne pourrait sans doute pas être lu avant l'an 2000. Ce
ne fut pas tout à fait vrai, mais cette date symbolique, jointe
à celle du centenaire, fournit aux Cahiers de l'Herne
l'occasion de rassembler les éléments d'une sorte de bilan.
On y trouve en effet, en près de cinq cents pages grand format
(impossibles à résumer, cela va de soi) une somme exceptionnelle
d'informations et d'analyses développées par une bonne vingtaines
d'études philosophiques originales. Elles se répartissent
entre cinq thèmes majeurs, représentant les centres d'intérêt
principaux des lectures récentes. Celui qui s'engage dans ce vaste
parcours examinera successivement les relations de Nietzsche à
la Iangue et au style, ses attitudes envers les Grecs, son rêve
de la musique, son approche de la métaphysique et de l'histoire,
ses critique la_morale et son projet de conversion des valeurs, Chemin
faisant, on découvre bon nombre de points de vue originaux, peu
explorés, parfois discutables mais toujours exposés avec
rigueur et probité. Ce Cahier de l'Herne, complété
comme il se doit de chronologie, bibliographie, traductions inédites
de textes de jeunesse et de lettres diverses de Nietzsche, est un instrument
de travail et de réflexion de première qualité. Sans
entrer dans le détail des éclairages très divers
de l'œuvre, peut-être retiendra-t-on que dans son itinéraire
marqué par des ruptures multiples - avec des amis, des idées,
des enthousiasmes successifs - Nietzsche maintient une volonté
constante : voir « l'air que prennent les choses quand on les
renverse ». Il ne cherche pas ainsi à comprendre seulement,
mais à défaire toute forme de culpabilité. Par quels
détours les êtres humains sont-ils parvenus à une
forme de vie assez dénaturée pour se croire coupables ?
comment ont-ils pu fabriquer tant de mondes imaginaires pour se brimer
de mieux en mieux, de manière toujours plus subtile et plus retorse
? Et par quelles voies renverser tout cela, le remettre en mouvement,
ou même, si l'on ose dire, le mettre « en mystique
» ?
Rüdiger Safranski
a bien vu que ce sont les questions-clés. Il a raison de mettre
l'accent, d'entrée de jeu, sur Nietzsche musicien. Cette expression
ne désigne évidemment,pas un théoricien capable,
en deux périples intellectuels, de composer des mélodies
comme d'autres font des marches en montagne. Safranski rappelle combien
l'ambition la plus fondamentale et la plus constante de Nietzsche est
de « faire de la musique avec la langue, les concepts et la philosophie
». Dès La Naissance de la tragédie, son premier grand
livre, Nietzsche prévient: « Je ne m'adresserai qu'à
ceux qui ont une parenté immédiate avec la musique.
» Le changement de perspective qu'il opère se reconnaît
notamment à cette affirmation: « L'on devient plus philosophe
à mesure que l'on devient plus musicien. » Le grand rêve
de Nietzsche ne fut pas simplement de vivre la musique, mais de parvenir,
en tous sens, à « musiquer » la vie.
Ces quelques indications suffisent pour entrevoir que Rüdiger Safran
ski - déjà connu notamment pour ses belles biographies de
Schopenhauer et de Heidegger(1) a inscrit ce travail
dans une autre perspective que les ouvrages déjà classiques
sur la vie de Nietzsche, comme l'interprétation généalogique
de Charles Andler ou la minutieuse reconstitution de Carl Paul Janz(2).
Du point de vue historique, Safranski apporte peu de nouveautés,
mis à part des points relativement mineurs comme, par exemple,
la lecture par Nietzsche de Max Stirner ou l'influence des travaux du
logicien Afrikan Spir sur la conception de l'étenel retour.
Mais son grand. mérite est de fournir un accès clair et
précis à la démarche de Nietzsche à partir
de son évolution. On a sans doute trop oublié, en France,
ces dernières années, le grand roman de formation que constitue
cette trajectoire. Safranski la retrace, en rappelant que le philosophe
a considéré sa vie comme décisive et sa conscience
comme « théâtre universel intérieur ».
On suit donc Nietzsche dans l'exploration de sa propre existence et de
ses énigmes, depuis ses multiples tentatives adolescentes d'autobiographie
jusqu'à Ecce Homo. Principales étapes : la rencontre
du jeune homme avec l'œuvre de Schopenhauer, la formation à
la discipline philologique et la résistance à ses effets
stérilisants, la passion pour Wagner et la grande déception
qui s'ensuit, le passage par une phase de rationalisme désillusionnant,
la découverte que l'histoire de la morale n'est pas morale mais
cruelle et instinctive, l'intuition, enfin, de l'éternel retour,
dont les explications semblent toujours décevantes, très
en deçà de l'émotion avec auquelle Nietzsche l'évoquait
à voix basse à Lou Andreas-Salomé, la femme qu'il
a souhaité un moment demander en mariage « pour deux ans
tout au plus » (sic !).
Safranski a également
raison de rappeler, contre les falsifications nazies et les préventions
qui en ont résulté, que Nietzsche ne peut être accusé
d'antisémitisme. « Après que j'ai lu le nom de
Zarathoustra dans les écrits antisémites, ma patience est
à bout - je suis maintenant contre le parti de ton époux
en état de légitime défense, écrit-il à
sa sœur Elisabeth en 1887. Ces maudites grimaces antisémites
ne doivent pas s'attaquer à mon idéal,». Au moment
de sombrer, à Turin, une de ses dernières lettres annonce:
« Je vais faire fusiller tous les antisémites. »
Auparavant, il avait encore écrit, par exemple: « Maxime
: ne fréquenter personne qui participe à la mensongère
escroquerie raciale » ou encore : « Qui hait le sang
étranger ou le méprise n'est pas encore un individu mais
une sorte de protoplasme humain. » On ne s'étonnera
pas des contresens, des mauvaises fois persistantes, des préjugés
tenaces. Nietzsche fait aussi comprendre à tous ceux qui le lisent
que la bêtise est lourde. Tenace et gluante. Elle habite d'ailleurs
aussi bien le mépris revêche que l'admiration inconditionnelle.
Il a heureusement indiqué, en 1888, une autre manière de
s'occuper de lui : « Il n'est nullement nécessaire, pas
même souhaitable, de prendre parti pour moi : au contraire, une
dose de curiosité, comme devant une plante étrange, avec
une résistance ironique me semblerait une manière incomparablement
plus intelligente de m'aborder. »
Notes.
(1) Schopenhauer et les années folles de la
philosophie, PUF, 1990, et Heidegger et son temps, Grasset,
1996. 
(2) Nietzsche, sa vie et sa pensée, de Charles
Andler (trois volumes, Gallimard) ; Nietzsche, de Carl Paul Janz
(trois volumes, Gallimard). Signalons également un essai de Hans-Georg
Gadamer, Nietzsche l'Antipode, suivi d'entretiens avec Adorno et
Horkheimer (éd. Allia, 80 p., 40 F [ 6,00 €], et le dernier
numéro de la Revue internationale de Philosophie (diff.
PUF) . Dans la collection «Mille et une pages» chez
Flammarion, Patrick Wotling publie un volume des principales œuvres
de Nietzsche (159 F [24,23 €]). Le même Patrick Wotling propose
une traduction inédite de Par-delà bien et mal (GF-Flammarion).
Enfin, les éditions Farago reprennent l'essai de Dionys Mascolo,
Nietzsche, l'esprit moderne et l'antéchrist (68 p., 59 F [8,99 €].
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