Nietzsche, la machine qui peut exploserNIETZSCHE
sous la direction de Marc Crépon. Cahiers de l'Herne.
Friedrich Nietzsche est mort en deux temps. La seconde fois, son cœur a cessé de battre. C'était le 25 août 1900, à Weimar, vers midi, auprès de sa sœur Elisabeth, seulement cinquante-six ans après sa naissance, le 15 octobre 1844. Toutefois, celui qui s'est éteint ce jour-là n'était plus le philosophe qui commençait à devenir célèbre dans toute l'Europe, l'homme qui affirmait vouloir « casser en deux l'histoire du monde ». Ce n'était qu'un sac de peau, un corps déglingué que sa flamme avait déserté, une momie publicitaire à peu près inerte, exhibée régulièrement par la chère sœur, cette « oie antisémite vengeresse », sur un podium, au milieu des archives, afin d'augmenter les ventes. La première « mort» de Nietzsche - sa disparition spirituelle - eut lieu onze ans plus tôt, à Turin, le 3 janvier 1889. Ce jour-là, il a quitté sa chambre de la via Carlo Alberto. Dans la rue, on battait un cheval. Nietzsche lui a sauté au cou, puis s'est écroulé. David Fino, son logeur, l'a fait porter sur son lit. Le philosophe y a dormi deux jours. Le 5 janvier, il écrit une lettre à Jacob Burckhardt marquant son « effondrement ». « Maintenant que le Dieu ancien est aboli, dit-il, je suis prêt à gouverner l'univers. » Il adresse à ses amis les plus proches - Peter Gast, Franz Overbeck, Cosima Wagner - des billets signés « l'Antéchrist », « Nietzsche-Caesar », ou « Dionysos ». Il convoque à Rome les représentants des cours européennes pour mener une guerre à mort aux Hohenzollern et faire fusiller le jeune Kaiser. L'année précédente, en 1888, le philosophe avait vécu, pensé, écrit selon un extraordinaire fortissimo. Il avait tracé les grandes lignes, et les éléments essentiels, de son Essai sur la transvaluation de toutes les valeurs. Il avait rédigé en août Le Cas Wagner, en septembre Le Crépuscule des idoles, achevé en octobre L'Antéchrist. Du 15 octobre au 4 novembre, il avait terminé Ecce Homo, puis rassemblé les Dithyrambes de Dionysos, avant de parachever Nietzsche contre Wagner. A
cet automne d'une puissance prodigieuse succède la longue nuit
silencieuse, les années de mutisme et de prostration, à
peine interrompues par quelques phrases. Immobile, le voyageur étincelant.
Muet, le musicien de la pensée. Il grogne de temps à autre,
reconnaît mal ses amis. Regard vide, mémoire perdue. Parfois,
il joue du piano, comme autrefois, ou bien fait quelques pas, au lieu
d'être paralysé. On comprend encore mal ce qui s'est passé.
Les explications plausibles (syphilis, usure nerveuse, syndrome maniaco-dépressif)
ne paraissent pas réellement satisfaisantes. Elles ne mettent pas
en rapport cet effondrement et l'aventure philosophique, alors que bien
des textes de Nietzsche suggèrent qu'il peut exister un lien entre
ses investigations et ce qu'on appelle, faute de mieux, la folie. Ainsi
écrivait-il à Peter Gast, en 1881 : « Ah, ami,
parfois le pressentiment me traverse l'esprit que je mène en somme
une vie très dangereuse, car je suis de ces machines qui peuvent
exploser ! » Point central, ici : Nietzsche n'est pas philosophe
en universitaire, en historien, en fonctionnaire raisonnable de l'universel.
Il explore, pour cheminer dans la pensée, des états du corps
qui sont parfois des situations limites de fatigue ou de tension. Il utilise
ses maladies, ses souffrances, ses dons musicaux, son extrême sensibilité
comme autant de moyens pour aller plus loin dans la pensée elle-même.
Il transforme ainsi la philosophie de fond en comble. Au lieu de concevoir
la vérité en savant, il la forge en artiste. A cause de
cette mutation profonde, il est pratiquement impossible aujourd'hui, même
si l'on porte un jugement négatif sur l'œuvre de Nietzsche,
de l'ignorer. Tous nos contemporains y sont plus ou moins immergés.
Car son style de pensée possède une inventivité surabondante.
On n'en a jamais fini avec ses facettes innombrables. Nietzsche a montré
en effet que la vie ne cesse de déborder toute création.
La vie même, ses besoins impérieux, ses illusions, ses ruses,
ses automutilations, ses défenses, permet de regarder du dehors
tout savoir et toute création, sciences, art, philosophie. Pour
une série de vues récentes sur cette multiplicité
sans fin, on se reportera d'abord au remarquable Cahier de l'Herne
qu'a dirigé Marc Crépon après que Michel Haar l'a
mis en chantier. En 1886, rappelle Marc Crépon, Nietzsche écrivait
à Malwida von Meysenburg que Par-delà bien et mal,
sous-titré « prélude à une philosophie de l'avenir
», ne pourrait sans doute pas être lu avant l'an 2000. Ce
ne fut pas tout à fait vrai, mais cette date symbolique, jointe
à celle du centenaire, fournit aux Cahiers de l'Herne
l'occasion de rassembler les éléments d'une sorte de bilan.
On y trouve en effet, en près de cinq cents pages grand format
(impossibles à résumer, cela va de soi) une somme exceptionnelle
d'informations et d'analyses développées par une bonne vingtaines
d'études philosophiques originales. Elles se répartissent
entre cinq thèmes majeurs, représentant les centres d'intérêt
principaux des lectures récentes. Celui qui s'engage dans ce vaste
parcours examinera successivement les relations de Nietzsche à
la Iangue et au style, ses attitudes envers les Grecs, son rêve
de la musique, son approche de la métaphysique et de l'histoire,
ses critique la_morale et son projet de conversion des valeurs, Chemin
faisant, on découvre bon nombre de points de vue originaux, peu
explorés, parfois discutables mais toujours exposés avec
rigueur et probité. Ce Cahier de l'Herne, complété
comme il se doit de chronologie, bibliographie, traductions inédites
de textes de jeunesse et de lettres diverses de Nietzsche, est un instrument
de travail et de réflexion de première qualité. Sans
entrer dans le détail des éclairages très divers
de l'œuvre, peut-être retiendra-t-on que dans son itinéraire
marqué par des ruptures multiples - avec des amis, des idées,
des enthousiasmes successifs - Nietzsche maintient une volonté
constante : voir « l'air que prennent les choses quand on les
renverse ». Il ne cherche pas ainsi à comprendre seulement,
mais à défaire toute forme de culpabilité. Par quels
détours les êtres humains sont-ils parvenus à une
forme de vie assez dénaturée pour se croire coupables ?
comment ont-ils pu fabriquer tant de mondes imaginaires pour se brimer
de mieux en mieux, de manière toujours plus subtile et plus retorse
? Et par quelles voies renverser tout cela, le remettre en mouvement,
ou même, si l'on ose dire, le mettre « en mystique
» ? Notes. |