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Ecce Homo, préface de Paolo D'Ioro,
spécialiste de Nietzsche (note)

À l'automne 1888, Nietzsche se trouve à Turin où il passera quelques mois parmi les plus exaltants et productifs de sa vie avant de franchir soudainement et définitivement, aux premiers jours du nouvel an, le pas qui mène d'une exubérante santé à la folie. Ecce homo appartient à cette phase et même si ce n'est pas le dernier ouvrage de Nietzsche, car il est suivi par un recueil de poèmes qu'il termina le 2 janvier 1889, les Dithyrambes de Dionysos, et même s'il n'a pas été écrit dans ce sens, il représente une sorte de testament philosophique où le philosophe met en scène son œuvre et sa personne.

Ce testament a été malheureusement censuré.
Après l'avoir écrit d'un seul jet, du 15 octobre au 4 novembre 1888, Nietzsche l'avait envoyé aux typographes et avait commencé à corriger les premières feuilles d'épreuves. En janvier 1889, son fidèle ami Peter Gast, qui lui servait souvent de copiste, arrêta l'impression et s'empara du manuscrit qu'il jugea impubliable à cause d'une série de passages adressés contre la mère et la sœur de Nietzsche, contre la religion, contre l'Empire allemand, contre les antisémites. La sœur du philosophe se chargea par la suite de brûler les pages contenant les passages incriminés et ne publia Ecce homo que vingt ans plus tard. Malgré les prouesses philologiques de Mazzino Montinari qui ont permis de dénicher plusieurs falsifications et de trouver la copie d'un des passages brûlés, il faut être conscient que le texte d'Ecce homo qui nous a été transmis est mutilé.

Mais pourquoi Nietzsche a-t-il écrit Ecce Homo (1)? Pourquoi à l'automne 1888 a-t-il senti le besoin de se présenter au monde ? Dans ses papiers, nous trouvons d'autres tentatives d'autobiographie qui correspondent souvent à des moments de césure dans sa vie et sont une manière de regarder vers le passé et vers l'avenir. Dans le cas d'Ecce homo, la césure est représentée par l'accomplissement d'un travail philosophique capital que Nietzsche avait entrepris trois ans auparavant. Le 30 septembre, ce travail était terminé et avait finalement pris la forme de deux ouvrages : le premier, Crépuscule des idoles, était déjà chez l'imprimeur ; le second, L'Antéchrist, n'était pas pour le moment destiné à l'impression (2), jugé trop explosif par son auteur. Ecce homo sert donc d'écrit préparatoire à la critique radicale des valeurs chrétiennes. Nietzsche prédit d'ailleurs : « Il provoquera un étonnement hors pair. » Tout cela peut paraître surprenant si l'on considère qu'à l'époque, il était un auteur presque inconnu qui avait publié ses derniers livres à compte d'auteur. Mais en cette fin de l'année 1888, il avait deviné que son œuvre aurait bientôt trouvé un public. Et il avait été clairvoyant, car, peu de temps après, ses livres commencèrent à se vendre et son nom devint parmi les plus cités, même si lui-même n'était désormais plus en mesure de l'entendre.

Comment notre philosophe se présente-t-il au monde dans son Ecce homo ? Tout d'abord comme un pitre. Non pas un pitre qui dit des folies, mais un bouffon lucide qui dit la vérité, alors que, à son avis, les hommes sérieux, les hommes religieux, les hommes de pouvoir mentent toujours : « J'ai une peur épouvantable qu'on ne veuille un jour me canoniser. On devinera pourquoi je publie d'abord ce livre; il doit éviter que l'on fasse des bêtises avec moi. Je ne vais pas être un saint, plutôt un bouffon. Peut-être suis-je un bouffon. Et néanmoins, ou plutôt pas néanmoins - car il n'y a jamais eu rien de plus menteur que les saints - de ma bouche parle la vérité. » Le rire, comme le disait déjà Schopenhauer, naît de la reconnaissance soudaine d'un décalage entre le concept et les objets réels qui devraient lui correspondre : du fait de s'apercevoir soudainement que le roi est nu. La découverte qu'Ecce homo annonce, à la fois en résumant les résultats des livres précédents et en préparant L'Antéchrist, est que la morale chrétienne est nue. Les « libres penseurs » de l'époque étaient certes athées et antichrétiens, mais ils faisaient la part entre les dogmes de l'Eglise qu'ils rejetaient et la pure et originelle doctrine chrétienne qu'ils voulaient faire revivre dans une morale laïque ; Nietzsche est plus radical : « M'a-t-on compris ? - Ce qui me sépare, ce qui me met à part de tout le reste de l'humanité, c'est d'avoir découvert la morale chrétienne. [...] Cette morale, la seule qui ait jamais été enseignée, la morale du renoncement à soi, trahit une volonté de la fin, elle nie la vie dans son fondement le plus essentiel », « La morale chrétienne a jusqu'à présent été la Circé de tous les penseurs, - ils étaient ses serviteurs. » Même si, vers la fin du livre, il cite le voltairien « Écrasez l'infâme », Nietzsche va au-delà et en un certain sens contre Voltaire, car il s'attaque à ce noyau moral chrétien que les philosophes des Lumières aussi bien que les esprits libres positivistes voulaient sauver du naufrage du dogme et de l'Église. Le vrai mot de la fin est en effet la formule «Dionysos contre le Crucifié», où Dionysos représente une morale d'affirmation de l'existence qui a déjà été possible une fois dans la Grèce ancienne. La fin du livre explique également le titre : voici l'homme, deux mots qui renvoient bien sûr à Nietzsche lui-même, mais aussi à la découverte du message nihiliste du Crucifié.

Comment chercher cette morale affirmative? Le sous-titre nous donne déjà un indice: en devenant ce que l'on est. Et cela signifie tout d'abord qu'il n'y a pas un seul chemin bon pour tous et donc qu'il ne vaut pas la peine de suivre des prêtres, des gourous ou des maîtres de morale. Jésus disait: « Je suis le chemin, la vérité, et la vie. Nul ne vient au Père que par moi ( Jean, 14, 6). Nietzsche au contraire - et il s'agit d'une constante souvent mal comprise de sa philosophie - nous dit que ce chemin n'existe pas et que si nous voulons le suivre, il faut suivre soi-même : vademecum, vadetecum. Significativement, dans le prologue d'Ecce homo, Nietzsche cite le passage du Zarathoustra qui s'adresse à ces disciples en les invitant à se suivre eux-mêmes. Et il précise que « celui qui parle ici n'est pas un fanatique, ici on ne "prêche" pas, on n'exige pas la foi ». Il n'enseigne pas à suivre un chemin déjà tracé, à devenir disciple, mais à tracer son propre chemin en se débarrassant de ce qui nous est étranger et en réalisant toutes nos potentialités. Et comment comprendre ce que l'on est ? Dans un célèbre chapitre d'Ecce homo, Nietzsche explique que, pour le devenir, il ne faut pas le savoir d'avance. Par conséquent, l'introspection n'est pas une bonne méthode pour prendre conscience de ce qu'on est. Ce que nous sommes, nous le découvrons uniquement en vivant, et un jour, nous nous apercevrons que nous sommes devenus ce que nous étions.

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Note : Paolo D'Ioro a assuré l'édition critique de ses œuvres. Philosophe italien, directeur de recherche au CNRS, il dirige l'Institut des textes et manuscrits de l'Ecole Normale Supérieure.

1. Rappelons que l'expression latine Ecce homo (« Voici l'homme ») se trouve dans le Nouveau Testament au moment où Ponce Pilate présente Jésus, affublé d'une couronne d'épines, devant la foule.
2. La sœur de Nietzsche avait utilisé les restes de ce projet et le titre La Volonté de puissance, écartés par Nietzsche, pour publier une soi-disant « œuvre principale » du philosophe qui a eu un grand succès tout en n'étant qu'un recueil factice.