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L’intellect – source de connaissance ou d’ignorance
de soi ?
Irvin D. Yalom, Et Nietzsche a pleuré,
traduit de l’anglais (États-Unis)[1] par
Clément Baude, Galaade : Paris 2007, 436 p., 24 €
Voici un roman à multiples
facettes. C’est d’abord une intrigue saisissante, ce qui explique
sans doute qu’il s’est vendu comme bestseller dans
une douzaine de pays. C’est ensuite un livre qui nous apprend à
mieux nous connaître nous-mêmes. Comme l’a constaté
Sigmund Freud, « c’est particulièrement
stimulant d’étudier les lois de la vie psychique de l’homme
chez des individus éminents »[2]. Le récit
nous plonge dans la naissance de la psychanalyse, à Vienne en 1882,
et cela grâce à la plume experte d’Irvin
D. Yalom, professeur émérite de psychologie à l’Université
Stanford en Californie, psychothérapeute et écrivain[3].
Mais c’est aussi, last but not least, un livre qui nous permet
d’accéder d’une nouvelle façon à la pensée
parfois passablement hermétique de Friedrich Nietzsche.
La trame du roman est simple
et efficace, car les complications résultent surtout de la vie
psychique et des interactions verbales des protagonistes. Le
personnage central, le docteur Josef Breuer, à l’époque
l’un des médecins les plus réputés d’Europe,
est approché par la ravissante Lou Salomé[4].
Elle lui demande d’appliquer un nouveau traitement inventé
par lui, la cure par la parole, à la dépression de
son ami Nietzsche. Or, celui-ci n’entend nullement se faire aider.
Comme il souffre également de migraines et d’autres affections
psychosomatiques sévères, c’est sous le prétexte
de devoir les faire soigner qu’il est amené à consulter
le Dr Breuer. Cependant, au cours des consultations, les rôles des
deux hommes s’inversent : Soucieux de gagner
la confiance de Nietzsche, Breuer déclare avoir besoin de lui pour
être guéri d’une obsession sexuelle pour sa séduisante
patiente Bertha Pappenheim, mieux connue dans l’histoire de la psychanalyse
sous son pseudonyme Anna O.[5] Et c’est
Nietzsche qui devient son thérapeute. Il applique alors la nouvelle
méthode curative, que Breuer appelle aussi le ramonage[6]
du cerveau, pour faire apparaître et évacuer les émotions
et les sentiments habituellement cachés ou déformés
par le mental. À cet effet, il la combine avec sa propre approche,
réaliste et non faussée par la morale, de la vie psychique
de l’homme.
Si la rencontre entre Breuer
et Nietzsche a été inventée par l’auteur, leur
personnalité et leurs compétences respectives sont bien
puisées dans la réalité. L’auteur s’avère
bon connaisseur des deux protagonistes. Ainsi, Breuer
a effectivement conçu, avec Freud, les premiers outils de la psychanalyse.
Et Nietzsche, doté d’une extraordinaire lucidité à
l’endroit de la psychologie humaine[7], avait déjà
développé, à l’époque du roman, une
hostilité bien argumentée à l’égard
de la morale et notamment contre « [l]e christianisme,
cette négation du vouloir vivre faite religion »[8].
En cherchant à se familiariser avec la pensée du philosophe,
Breuer est notamment frappé par cette comparaison amorale : «
De même que les os, les muscles et les viscères et les vaisseaux
sanguins sont entourés d’une peau qui rend la vue de l’homme
supportable, les émotions et les passions de l’âme
sont de même enrobées dans la vanité : c’est
la peau de l’âme. »[9] Loin d’être
nécessairement négative comme le prétend la morale,
la vanité constitue donc la dimension symbolique, narcissique et
sociale de notre existence. Elle rend les êtres humains et leur
psyché, toujours plus ou moins disparate, voire contradictoire,
supportables, à leurs yeux comme pour autrui. Par ce constat,
le psychisme humain et l’image que les individus cultivent habituellement
d’eux-mêmes et de leurs relations à autrui sont dégagés
du vernis tantôt embellissant, tantôt avilissant de la morale
notamment chrétienne. Nietzsche propose ainsi ce que l’on
peut appeler un matérialisme psychologique : Il
observe la vie psychique des humains telle qu’elle est et non comme
ils la voient eux-mêmes ou comme elle devrait être d’après
la morale et sa fausse distinction entre égoïsme et altruisme.[10]
Lors d’une des premières
consultations, Nietzsche est en effet excédé par la prétendue
serviabilité de Breuer. L’insistance de ce dernier à
vouloir guérir son patient en lui demandant de pratiquer l’introspection
que le philosophe prône dans ses ouvrages lui paraît suspecte.
Il l’interroge alors sur sa motivation profonde, en lui expliquant
que « tout acte est dirigé vers soi, tout
service ne sert que soi, tout amour n’aime que soi ».[11]
L’un des grands mérites du roman consiste à rendre
cette idée simple et évidente du point de vue de la biologie,
mais si difficile à entendre pour les occidentaux baignés
dans le déni moralisateur de la réalité, à
la fois crédible et vivante à travers un récit palpitant
et émouvant.
Malgré et finalement
peut-être à cause de sa grande clairvoyance psychologique,
Nietzsche ne parvient pas à vaincre ses propres démons,
ni dans la réalité, ni dans le roman. Le verbe vaincre
qui s’est insidieusement glissé dans la phrase précédente
traduit d’ailleurs parfaitement l’un des problèmes
majeurs de son existence. Pour aller mieux, il lui faudrait en effet reconnaître
sa fragilité, sa dépendance à l’égard
d’autrui, son désir pour Lou Salomé, plutôt
que chercher à les surmonter ce qui revient à les
nier. Or, c’est précisément la
traumatisante frustration familiale de ses besoins affectifs dans l’enfance
qui amene le philosophe à devoir rejeter la vulnérabilité
et valoriser la puissance pour pouvoir survivre.[12]
Plus largement, il lui faudrait
reconnaître sa propre imprégnation par la morale chrétienne
et notamment par l’interdiction de se révolter contre le
milieu parental. Il lui faudrait accepter que sa constatation
lumineuse comme quoi la morale judéo-chrétienne serait «
l’instinct de ressentiment devenu génie »[13]
s’applique avant tout à lui-même. En
effet, toute son œuvre est témoignage et expression de l’enfant
meurtri[14], au même titre que le sont ses innombrables
maladies. « Sa philosophie comme lutte contre
la vérité de son enfance »[15] révèle
et explique son mal-être et constitue en même temps le blocage
l’empêchant de l’aborder. Enfant sage et élève
brillant, il finit par se révolter –
mais abstraitement, en projetant son indignation contre la société.[16]
Il préserve ainsi intacts ses propres malfaiteurs, à savoir
sa mère, grand-mère, sœur et deux tantes, toutes froides
et distantes, le père étant décédé
quand Friedrich avait quatre ans. De la même façon, sa condamnation
de la féminité lui permet de ne pas s’en prendre à
ces nombreuses femmes de son enfance.
En d’autres termes, la
vie et l’œuvre de Nietzsche semblent caractérisées
par un immense écart entre sa grande lucidité y compris
à l’égard de lui-même et son incapacité
à voir les racines de sa problématique interne autrement
que par l’approche détournée de la projection intellectuelle.
Or, ses souffrances étaient intellectuellement sans doute intraitables.
L’intellect pouvait lui procurer une libération symbolique,
certes, mais pas plus. Pour guérir, il aurait
probablement eu besoin d’une expression émotionnelle et corporelle
lui permettant notamment de vivre l’“abréaction”
de ses sentiments de peur, de tristesse, de honte et de rage emmagasinés
au cours de l’enfance[17]. Sans doute aurait-il
également bénéficié de l’expérience
de relations profondes avec autrui dans le cadre protégé
d’une thérapie de groupe. Malheureusement,
ces outils n’étaient encore guère disponibles à
l’époque. Ce roman, peut-être est-il également
un clin d’œil vers ce qui serait possible aujourd’hui[18]
?
Servie par une excellente traduction,
l’édition française du livre a également le
mérite de fournir les sources complètes des citations tirées
de plusieurs ouvrages de Nietzsche.
Auteur du texte : Christopher Pollmann, professeur des universités
à l'Université Paul Verlaine - Metz, “Émile-Noël-Fellow”
à la Harvard Law School (2001/02). E-mail
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_______________________________________________________ Notes ____________________________________________
[1] When Nietzsche Wept. A
Novel of Obsession, Basic Books : New York 1992.
[2] Sigmund Freud, “Préface”
de : Marie Bonaparte, Edgar Poe, Étude psychanalytique,
Denoël & Steele : Paris 1933, reproduit in S. F., Gesammelte
Werke, Fischer : Frankfurt/Main 1999, vol. XVI, p. 276.
[3] Voir la liste de ses livres sur
www.yalom.com.
[4] Il est intéressant d’apprendre
que cette femme exceptionnelle a consacré les 25 dernières
années de sa vie à la psychanalyse, cf. S. Freud, “Lou
Andreas-Salomé †”, in : op. cit., p. 270.
[5] Voir Josef Breuer & S. Freud,
Anna O. (Études sur l’hystérie) [1895], Hatier
: Paris 2003.
[6] Terme qu’il aurait récupéré
de sa patiente Bertha, voir Et Nietzsche a pleuré, op. cit.,
p. 67 et s.
[7] S. Freud a considéré
Nietzsche comme un précurseur intuitif de la psychanalyse, cf.
“Selbstdarstellung”, in : op. cit., vol. XIV, p. 31
à 96 (86).
[8] F. Niezsche, Ecce Homo (1888),
Gallimard : Paris 1978, p. 328. Il avait déjà amplement
développé la même idée dans “Die Geburt
der Tragödie” (1872), in Werke, éd. par K. Schlechta
en 3 vol., Hanser : München 1954, vol. 1, p. 14 et s. (11ème
éd 1999 ; La naissance de la tragédie, Gallimard : Paris
1989).
[9] F. Niezsche, Humain, trop
humain, Gallimard : Paris 1988, vol I, p. 86 (cité dans Et
Nietzsche a pleuré, op. cit., p. 118 ; nous soulignons).
[10] Dans ce sens, voir également
C. Pollmann, “Luttes pour les ressources et détermination
émotionnelle de l’existence. L'exploration critique de l'inconscient
et des logiques sociales comme facteur de pacification”, contribution
au colloque Guerre et paix : le rôle de la science et de l’art,
organisé par la Fondation Alexander von Humboldt et le Goethe-Institut
de Paris, 19 au 21 nov. 2007, à paraître chez Walter de Gruyter
: Berlin/New York, 2008.
[11] Et Nietzsche a pleuré,
op. cit., p. 158 et s. (160). Si cette citation semble avoir été
inventée par l’auteur, elle représente bien la pensée
du philosophe.
[12] Pour ces éléments
et ce qui suit, cf. l’article essentiel d’Alice Miller, “Das
ungelebte Leben und das Werk eines Lebensphilosophen (Friedrich Nietzsche)”,
in : idem, Der gemiedene Schlüssel, Suhrkamp : Frankfurt/Main 1991,
p. 9 à 78 (La souffrance muette de l'enfant – l'expression
du refoulement dans l'art et la politique, Aubier : Paris 1990).
[13] F. Nietzsche, “Der
Antichrist. Fluch auf das Christenthum” (1894), n° 24, in
Werke, op. cit., vol. 2 (notre trad., ressentiment en français
dans l’original ; L'Antéchrist, Flammarion : Paris
1993).
[14] Cela ressort clairement
de son “Chant de nuit”, in Ainsi parlait Zarathoustra,
Gallimard : Paris 1971, p. 123 à 124, par exemple de ces passages
: « Il est en moi quelque chose d’inassouvi, d’inassouvissable
[...]. Il est en moi désir d’amour [...]. Ah ! ne fussé-je
obscur et nocturne ! Comme les seins de la lumière alors je voudrais
téter ! [...] Mais en ma propre lumière je vis ; je ravale
les flammes qui de moi-même jaillissent. De celui qui reçoit
je ne connais point l’heur ; et mon rêve souvent fut qu’à
ravir il y aurait plus de béatitude qu’à recevoir
! [...] de méchanceté suis affamé. [...] Ah ! de
glace je suis enceint [...]. Et d’un homme qui aime mon âme
aussi est la chanson » (traduction revue).
[15] A. Miller, op. cit., p. 42.
[16] Cela se ressent dans ce passage
: « Il faut avoir vu la fatalité de près, encore mieux,
on doit l’avoir vécu, on doit en avoir presque péri
» pour devoir s’élever contre les prêtres et
les théologiens (F. Nietzsche, “Der Antichrist”,
op. cit., n° 8).
[17] Voir les nombreux ouvrages
d’A. Miller : notamment Ta vie sauvée enfin, Flammarion
: Paris 2008 ; L’enfant sous terreur. L’ignorance
de l’adulte et son prix, Aubier : Paris 1986. Pour l’origine
du concept d’abréaction, voir par exemple J. Breuer &
S. Freud, “Über den psychischen Mechanismus hysterischer Phänomene”
(1892), in : S. F., op. cit., vol. 1, p. 81 à 98 (87 et s.).
[18] Voir à cet égard
les ouvrages psychologiques d’I. Yalom, notamment, avec Molyn Leszcz,
The Theory and Practice Of Group Psychotherapy, Basic Books : 5ème
éd. New York 2005. En langue française, v. par exemple D.
et Cl. Allais (dir.), Retrouver la force de l’amour en libérant
le couple et la sexualité des pièges de l’inconscient,
Éditions du Relié : Gordes/France 2008.
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