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Éternel retour
Contrairement au pessimisme
schopenhauerien qui voit dans le hasard une volonté aveugle, contrairement
au nihilisme que cause le sentiment de l'absurde, Nietzsche retrouve l'instinct
vital du grand acquiescement devant la vie dans le dionysiaque.
Lou A. Salomé, dans son
livre « FRÉDÉRIC NIETZSCHE.», nous l'explique :
« L'art le plus haut, le plus religieux, est aussi l'art le plus
tragique, car l'artiste y fait surgir la beauté de l'horreur :
" L'artiste tragique, que nous communique-t-il de lui-même
? N'affirme-t-il pas précisément, l'absence de crainte
devant ce qui est terrible et incertain ? La bravoure et la liberté
du sentiment devant un ennemi puissant, devant un revers sublime, devant
un problème qui éveille l'épouvante, - c'est cet
état victorieux que l'artiste tragique choisit et glorifie. Devant
le tragique, ce qu'il y a de guerrier dans notre âme célèbre
ses saturnales ; l'homme héroïque exalte, dans la tragédie,
le destin de celui qui est habitué à la souffrance, de
celui qui cherche la souffrance, - et c'est à lui seul que le
poète tragique offre la coupe de cette cruauté la plus
douce. " (Le Crépuscule des Idoles., IX. Flâneries
Inactuelles, 24).
« La psychologie de l'orgiasme considéré comme un
sentiment de vie et de force débordante à l'intérieur
duquel la douleur agit comme un stimulant, voilà l'idée
qui lui a fourni la clef du sentiment tragique :
" L'affirmation de la vie, même dans ses problèmes
les plus étranges et les plus ardus, la volonté de vie
qui jouit de sacrifier ses types les plus élevés à
sa propre surabondance - c'est là ce que j'ai appelé dionysien,
c'est en cela que j'ai cru reconnaître le pont qui permet d'accéder
à la psychologie du poète tragique... Son ambition n'est
pas de se délivrer de la crainte et de la pitié... mais
de personnifier lui-même, au-dessus de la crainte et de la pitié,
l'éternelle joie du devenir, - cette joie qui porte encore en
elle la joie de l'anéantissement. " (le Crépuscule
des Idoles. X. Ce que je dois aux Anciens. 5).
Que signifie l'éternel retour ?
« Cette conception du tragique et du sentiment vital qui en découle,
permit à Nietzsche, en revenant à la Philosophie schopenhauerienne
du pessimisme et de l'ascèse, de créer sa doctrine du "
retour éternel ", qui est, de toutes ses doctrines, celle
où respire la plus ardente joie de vivre. Autant son système
avait besoin d'une base esthétique, surtout au point de vue éthique
et psychologique, autant il réclamait son contraire, c'est-à-dire
cette apothéose de la vie; car en l'absence de toute croyance métaphysique,
il n'existait rien que Nietzsche pût exalter et diviniser si ce
n'est la vie souffrante et douloureuse elle-même. Nulle part, on
n'a souligné avec assez de force, ni rendu suffisamment hommage
à la conception nietzschéenne du " retour éternel
". Pourtant celle-ci constitue, dans une certaine mesure, les fondations
de son éthique et le couronnement de son édifice intellectuel.
C'est l'idée dont il est parti pour concevoir sa philosophie de
l'avenir, et c'est aussi l'idée par laquelle il la parachève.
Pour bien la comprendre il faut la voir en fonction de l'ensemble de son
uvre et, en réalité, la logique, l'éthique
et l'esthétique de Nietzsche ne sont que les matériaux dont
il s'est servi pour échafauder cette théorie. Nietzsche
a déjà fait allusion à la possibilité du "
retour éternel ", dans l'avant-dernier aphorisme du Gai
Savoir intitulé : " Le poids le plus lourd " :
« Qu'arriverait-il si, de jour ou de nuit un démon te
suivait une fois dans la plus solitaire de tes retraites, et te disait
: "Cette vie, telle que tu l'as vécue, il faudra que tu
la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois
; et il n'y aura en elle rien de nouveau, au contraire. Il faut que
chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir,
tout l'infiniment grand et l'infiniment petit de ta vie, reviennent
pour toi, et tout cela dans la même suite et le même ordre
et aussi cette araignée et ce clair de lune entre les arbres,
et aussi cet instant et moi-même. L'éternel sablier de
l'existence sera toujours retourné de nouveau, - et toi avec
lui, poussière des poussières ". Ne te jetterais-tu
pas contre terre en grinçant des dents et ne maudirais-tu pas
le démon qui parlerait ainsi ? Ou bien as-tu déjà
vécu l'instant prodigieux où tu lui répondrais
: " Tu es un dieu, et jamais je n'ai entendu parole plus divine.
» (Le Gai Savoir, Livre IV, § 341).
« Si cette pensée prenait corps en toi, elle te transformerait
peut-être, mais peut-être aussi t'anéantirait-elle
; la question " veux-tu cela encore une fois et une quantité
innombrable de fois ", cette question, en tout et pour tout, pèserait
sur toutes tes actions d'un poids formidable. Comme il te faudrait alors
aimer la vie, comme il faudrait que tu t'aimes toi-même, pour
ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle
confirmation ! » (Ainsi parlait Zarathoustra).
La pensée fondamentale
du " Retour éternel ", apparaît ici peut-être
plus distinctement, et plus directement, que dans aucun de ses écrits
ultérieurs, car Nietzsche ne supporta jamais de passer sous silence
ce qui emplissait et animait sa pensée. Mais il était encore
tellement bouleversé à l'idée de dévoiler
sa nouvelle découverte, qu'il inséra son idée du
" Retour éternel ", comme une boutade sans importance,
au milieu de ses autres idées, de sorte que le lecteur inattentif
n'aperçoit pas, tout d'abord, le rapport caché qui la relie
à l'austère considération finale. " Incipit
Tragedia ", - cet aveu fait " à voix si basse que
le monde entier ne l'entend pas, que le monde entier ne nous entend pas
" (Aurore, Avant-propos, 5).
Cette pensée
se cache donc parmi les autres, et semble la plus dissimulée de
toutes ; mais Nietzsche, dont l'esprit prenait un goût si vif à
tous les déguisements, s'est plu à nous la livrer dans sa
nudité complète, sachant que le meilleur moyen de cacher
une chose, c'est, très souvent, de lui retirer son masque. Effectivement,
il considéra cette pensée, dès cette époque,
comme une fatalité inéluctable qui cherchait " à
le transformer et à le broyer " ; il lutta afin d'acquérir
la force nécessaire pour se l'avouer à lui-même, et
la dévoiler aux hommes dans toute son ampleur, comme une vérité
irréfutable. Jamais je ne pourrai oublier les heures où
il me la confia pour la première fois, comme un secret dont la
vérification et la confirmation lui causaient une horreur indicible
: il n'en parlait qu'à voix basse, et avec les signes manifestes
de la terreur la plus profonde. Et la vie, en vérité, le
faisait si cruellement souffrir, que la certitude du Retour éternel
devait être pour lui quelque chose d'atroce.» (Lou Andreas Salomé,
FRÉDÉRIC NIETZSCHE)

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