Dans La Naissance de la Tragédie Nietzsche fait
une remarquable observation sur deux aspects opposés et complémentaires
de l'art en général. Laissons la parole à Albert
Camus :
" Nietzsche part des tendances naturelles de l’homme (des
Grecs dans son ouvrage) pour aboutir à sa conclusion. En effet,
il est indéniable que nous nous complaisions dans le rêve,
que nous aimions vivre une vie imaginaire cent fois plus belle que la
réalité. C’est que nous sentons le besoin d’oublier
notre individualité et de nous identifier à l'humanité
tout entière. C’est ce que Nietzsche appelle : l'apollinisme,
c’est-à-dire le besoin de métamorphoser la Réalité
par le Rêve. C’est une sorte d’extase symbolisée
par l'extatique Apollon. Nous sommes poussés en même temps
par un autre instinct, symbolisé par Dionysos, le lieu du déchirement.
Cet instinct dionysiaque nous plonge dans une véritable ivresse
et a pour effet de nous faire oublier notre individualité propre.
Ces deux instincts réunis concourent pour nous faire oublier
ce qu’il y a de douloureux dans notre existence. Plus qu’aucun
autre, le peuple grec a senti ces besoins, et on peut, selon Nietzsche,
distinguer deux tendances de son génie : tout d’abord,
il tend à se plonger dans le dionysisme et ensuite il en appelle
à l'apollinisme pour dompter ce premier mouvement.
En effet, après avoir
longtemps organisé des cérémonies orgiaques, ou
la foule, prise de délire sacré, pareille aux êtres
élémentaires comme les satyres ou les nymphes, tornbait
dans des voluptés effrénées, les Grecs durent faire
un gros effort pour dominer ce besoin dionysiaque d’ivresse et
d’ensorcellement et arriver à quelque chose de plus pur
et de plus idéal. La raison de cet effort n’est pas, comme
on l’a cru trop longtemps, dans un besoin d’idéalité
parfaite. Cette force créatrice de beau serein, de beau apollinien
est due surtout au sentiment de la douleur beaucoup plus enraciné
chez les Grecs que chez les autres peuples.
« La conception de la
beauté pour les Grecs est sortie de la douleur.» C’est
sur cela que Nietzsche va bâtir sa théorie.
En effet, l'apollinisme
et le dionysisme résultent du besoin de fuir une vie trop douloureuse.
Les Grecs ont été déchirés par les luttes
politiques, par l’ambition, par la jalousie, par toutes sortes
de violences. Mais, direz-vous, il en est de même pour d’autres
peuples ? En effet. Mais par leur sensibilité et par leur émotivité,
les Grecs ont été les plus aptes à la souffrance.
Ils ont plus cruellement senti l’horreur de leur vie et ont été
ainsi fatalement destinés au dionysisme barbare. De là,
le besoin de remédier à ces horreurs sauvages, en créant
des formes ou plutôt des rêves, plus beaux que chez aucun
autre peuple.
Et pour cela ils se sont servis de la danse et de la musique. Ils ont
discipliné l’ivresse mystique par la cadence.
Aussi ont-ils créé
un art qui satisfait également le sentiment et l'imagination.
Aussi ont-ils créé la tragédie. En effet, ainsi
que nous l’avons vu, le fond de la pensée grecque est un
pessimisme amer. (Quoi de plus pessimiste que cette maxime grecque :
« Le bonheur est de ne pas être » ?) Par leurs dispositions
à la rêverie, les Grecs ont pu toutefois oublier la vie.
Ils n’ont pas cherché à rendre la vie plus agréable,
ils l’ont annihilée par le Rêve. A l'existence, ils
ont substitué la beauté et l’ivresse. Ce fut la
sérénité grecque.” (A. Camus, Essai sur
la musique)
Dans cet essai,
Nietzsche fait état du principe d'individuation, but et
substance de l'art apollinien (§ 21 et § 22), ce qui remonte
à Aristote (Dialectique du moi et de l'inconscient,
§ 21).
. Cela a sans doute inspiré C. G. Jung lorsqu'il a formulé
le processus d'individuation dans les efforts faits pour se réaliser...