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La régénération : tradition, orgasme, extase
Le cycle des saisons est le symbole régénérateur
le plus anciennement fêté et principalement le passage
du printemps, qui est universellement reconnu comme un rituel de fécondité
(origine de l'uf de pâques). La Grèce antique honorait
Dionysos - la puissance enivrante de la sève
nouvelle et du sang neuf, des joies du vin, des danses et de la musique.
Le Grand-Dieu-du-Fracas courait le monde et déchaînait les
hommes, pour les libérer d'eux-mêmes.
Le sacre du printemps explose dans la joie
de la puissance réveillée, l'extase convulsive et l'orgasme.
C'est le symbole le plus clair de la régénération...
Comme une ardeur homérique de vivre. Envers et contre tout, pour
le meilleur, et pour réduire le pire qui se confond dans le mythe
avec les forces originelles du Mal.
Près de 3 000 ans plus
tard, nous retrouvons Nietzsche concluant le contrat philosophique
entre l'esprit et le corps, par le dérèglement de tous les
sens.
Chimères cérébrales!
disait-on parmi les doctes gens du savoir établi avec pignon sur
rue. Or, voilà que cette passion de vivre attise le délire
du Dr W. Reich avec sa fantastique théorie
de l'orgone. Il serait possible de matérialiser cette joie
de vivre, de la rendre scientifiquement palpable, de la canaliser au profit
de ceux à qui elle fait défaut. Le plaisir, autrement dit
l'orgone, vibrerait en symbiose dans toutes les potentialités électriques
qui animent la matière, animée et inanimée. En un
mot, elle serait déjà présente dans l'énergie
atomique, et à ce titre serait une véritable énergie
cosmique traversant l'espace et le temps.
Comme un flux vital,
elle se manifesterait dans les spasmes convulsifs de l'orgasme. Ce point
de plaisir total où l'orgasme nous éveille à la conscience
cosmique et où nous nous découvrons comme une masse frémissante
de protoplasme dansant en harmonie avec l'univers est un bonheur extatique.
Le symbole le plus simple de l'harmonie universelle est contenu dans l'image
synthétique du Yin et du Yang s'enroulant paresseusement dans la
monade chinoise. Une autre image dérivée de celle-ci, représente
la spirale. Et ce n'est pas pour rien que la Tradition place le Bélier
comme le premier signe zodiacal du printemps. Le Bélier est le
générateur du troupeau. C'est encore la force charmeuse
du dieu Pan, irruptive, fulgurante et indomptable. C'est la majestueuse
nature naturante. Partout dans le monde, le symbole se retrouve sous des
aspects quasiment identiques et c'est ce qui motive la conception structuraliste
des mythes.
Le sexe inversé
En effet, l'énergie
sexuelle chez l'homme transcende le simple fait biologique, infléchit
les manifestations de l'art, la religion, la morale, l'éthique,
la métaphysique.
Historiquement, on
s'accorde à reconnaître que la sexualité a connu
une inversion de valeur : déifiée dans l'antiquité,
en particulier lors des fêtes dionysiaques, reconnue comme une voie
de spiritualisation par les religions orientales, elle fut honnie et dégradée
par le judéo-christianisme avec un fanatisme intolérant
qui culmina au XVIIe siècle.
Aujourd'hui encore,
on trouve des formes vives de cet état d'esprit qui assimile l'acte
sexuel et la vue de la nudité au péché, qui renie
le corps au profit d'un esprit séparé, corps impur contre
esprit pur.
Le puritanisme a l'obsession
de l'impureté du sexe que sa promiscuité avec les organes
d'excrétion rend d'autant plus suspect. Tout le monde occidental
s'est trouvé ainsi contaminé pendant des siècles
par une attitude de défiance, de honte, de culpabilité à
l'égard du sexe. Que de vies torturées par ces cadres trop
étroits offerts à l'énergie sexuelle, que de déguisements
idéologiques et moraux pris autour du même problème,
que de maladies honteuses, que de procès troublants, que de sorcières
brûlées vives, que de déséquilibrés
sexuels, quel malaise de civilisation. Des voix se sont élevées
au cours des siècles, généralement celles d'écrivains
et de philosophes, pour s'étonner qu'un acte aussi naturel, aussi
nécessaire à l'espèce puisse être ainsi refusé.
Il y eu aussi de grands artistes pour braver les tabous. Tuez le naturel,
et il revient au galop ! (Il faut croire d'ailleurs que l'instinct sait
ruser avec la raison déviante des hommes, sinon la chrétienté
aurait dû se dépeupler).
C'est à deux
penseurs de la fin du XIXe siècle, Nietzsche et Freud,
que revient le mérite d'avoir largement contribué au renversement
de situation auquel notre époque accède enfin. Ils ont commencé
à vider l'abcès, Nietzsche en dénonçant
le poison distillé par le christianisme, et Freud en formulant
l'importance primordiale de l'énergie sexuelle dans tous les actes
humains. Peut-être ne nous étonnons-nous pas assez aujourd'hui
du radicalisme de l'apport freudien : dans une époque de sexe honteux,
il a osé affirmer que sous forme souvent inconsciente, l'énergie
sexuelle anime le comportement humain, la créativité biologique
et artistique. Il montre que le mauvais usage de cette énergie
a des effets désastreux sur la santé mentale. Il détruit
l'image de l'enfant, petit ange sans péché, en lui attribuant
une activité sexuelle, même non centrée sur les parties
génitales.
Freud a-t-il surestimé
le rôle de l'énergie sexuelle ? On en discute encore
aujourd'hui chez les psychanalystes. Mais ses continuateurs dissidents,
Groddeck et Reich, sont encore allés plus
loin. L'énergie sexuelle serait une réalité biologique,
liée au plaisir.
Conscience régénératrice, conscience écologique
Groddeck affirmait
que les hommes qui ont honte de leur corps sont des êtres malades,
frustrés et par conséquent cruels. Ils reportent sur les
autres le sado-masochisme de leur propre existence avortée. La
conscience régénératrice conduit au plaisir pleinement
vécu. Aujourd'hui, la bioénergie est largement pratiquée,
on découvre chaque jour un peu plus la nécessité
de sa fonction comme la nécessité régénératrice
des rêves dans l'équilibre psychique.
Peut-être Groddeck pensait-il à
la conscience régénératrice quand il définissait
le langage muet de l'homme, qu'il appelait le Ça. C'est , dit-il,
le murmure intime du corps physique. Qui écoute le Ça sera
en paix avec lui-même. Le ça peut nourrir, soigner, réconforter,
élever I'âme, parce qu'il est notre conseiller et qu'il guide
l'instinct. C'est lui qui engage les animaux à mâcher l'herbe
pour se soigner, c'est lui qui les avertit des cataclysmes longtemps avant
qu'ils ne se produisent. Il est le cerveau primaire, le sixième
sens oublié, et peut-être même est-il relié
directement aux phénomènes inexpliqués de psychologie?
Un homme sain est un homine équilibré qui nourrit
équitablement et son corps et son esprit puisque l'un comme l'autre
ne forment qu'un seul et même être. Comment, dans ces conditions,
mépriser ou refouler nos désirs, alors qu'ils sont la garantie
d'une vie saine et heureuse ?
Enfin, la conscience régénératrice,
n'est-ce pas encore le besoin d'irrationnel, le délire propitiatoire
de la révolution historique dans le monde des hommes, reflet fidèle
de l'évolution permanente en biologie ? Edgar Morin le pensait-il
quand il parle de l'homo-demens, cet homme qui rit, qui pleure,
qui joue, qui a conscience de la mort mais qui refuse d'y croire et qui,
pour cela, inventera les mythologies ?
Nous avons tracé
une géographie des passions qui est à la fois spéculation
et prospection du but divin que nous avions parié d'atteindre la
passion de nos ancêtres pour les dieux, resurgit de nos jours dans
la passion pour la nature. Les hommes redécouvrent le sens du rythme
incessant de la vie. L'écologie peut apparaître comme une
redécouverte spirituelle à l'aube de ce troisième
millénaire. Elle englobe tout, l'univers et la folie passionnée
que les hommes mettent à "comprendre et à aimer".
Parce que nous en
avons maintenant les moyens et la nécessité, nous assistons
à l'émergence d'une conscience universelle, une religion
dans son sens premier, qui signifie relier. Qui n'exclut pas, mais qui
n'inclut pas non plus la dimension métaphysique à laquelle
on l'associait jusqu'à présent. Cette nouvelle conscience
cherche à présent son modèle dans la trame organique
de la vie.
L'extase amoureuse
L'expérience
amoureuse - de l'amour profane à l'amour sacré - contient
un élément extatique que la civilisation chrétienne
a occulté mais qui se retrouve sous différentes formes dans
les traditions.
L'acte d'amour renferme un mystère,
le don d'un être à un autre, et aucune étreinte même
sans suite et fortuite n'échappe à un moment de gravité
et de concentration : l'exaltation produite par le magnétisme sexuel
favorise une ouverture à la transcendance. Dans les Upanishads
on fait allusion au raptus extatique, à la possibilité de
la suppression de la conscience du monde extérieur et intérieur
quand l'homme et la femme sont embrassés. Il y a une analogie avec
la manifestation du Moi transcendant. Ainsi l'esprit, quand il est embrassé
par l'âtma qui est la connaissance même, ne voit plus
ni les choses extérieures ni les choses intérieures.
L'orgasme produit une forme de traumatisme
plus subi qu'assumé. Comme si l'être était traversé
par une force. Sans doute faut-il distinguer l'union réelle d'un
homme et d'une femme, de la rencontre de deux corps pour un auto-érotisme
peu différent de la masturbation. La recherche du plaisir pour
le plaisir laisse les deux partenaires dans leur solitude et ne produit
pas ce contact subtil qui seul peut alimenter une intensité dissolvante
et conduire à l'extase. Les témoignages des vrais amants
indiquent une fusion, la sensation de ne faire qu'un seul corps, de voir
des lumières, d'entendre des sons jusqu'à la retombée
qui correspond à la fin de l'orgasme. Après l'étreinte
intervient une sorte de transe parallèle à l'état
d'épuisement physique. Il y a là comme un écho diffus
possible du changement d'état intervenu pendant l'orgasme. Dans
certains cas, l'ivresse dissolvante de l'étreinte conduit à
l'inconscience, particulièrement chez la femme.
Novalis
distingue deux phases dans l'étreinte :
- la première par laquelle l'âme descend dans corps, et c'est
l'embrassement, les caresses, la montée du désir ;
- la seconde qui correspond à montée du corps vers l'âme
pendant l'orgasme proprement dit.
Cet état mi-corporel, mi-spirituel,
serait celui de l'ivresse érotique. Elle mène jusqu'au dépassement
de la frontière entre l'âme et le corps, jusqu'à un
seuil de conscience habituellement inconnu. Et l'extase serait
donc cette union à la vie elle-même, née de l'union
amoureuse d'un homme et d'une femme comme elle peut naître d'un
hallucinogène ou d'une expérience mystique... Quand raison
et folie, extase et proportion, jubilation et harmonie, ordre et délire,
jardin et paradis, eau et feu, tête et sexe ne font qu'un. L'extase
est dans le corps.
La résurrection va se
répéter, s'accomplir en nous - elle arrivera dans le corps
mystique, qui est notre corps, dans notre chair. Monter de l'histoire
au mystère, c'est faire l'expérience de la parousie, la
présence dans le présent de l'esprit, c'est faire l'expérience
de la réincarnation de l'incarnation, en chair et en sang. L'axe
de l'histoire mondiale, c'est l'inconscient qui devient conscient, le
voile qui se déchire pour que nos yeux voient le mystère.
(...)
Le dernier mystère
qui sera dévoilé, c'est l'union de l'humanité et
de la divinité dans le corps. Le dernier geste. "Ecce
homo ! " (Tel est l'homme !)
De la lettre à l'esprit,
des ombres de l'image à la réalité du corps. De la
sublimation abstraite à l'extase concrète du corps (...),
le corps à réaliser c'est le corps cosmique, le corps de
l'univers à l'image de l'homme parfait. Pour l'homme illuminé,
l'univers devient son corps, et comme chez les schizophrènes, ce
qui arrive au corps de l'homme est identique avec ce qui arrive dans l'univers.
Tous les dieux sont dans ton corps. Ainsi nos corps perçoivent
par les sens les délices du jardin et s'extasient dans le miracle
du sexe. L'esprit est appelé à descendre dans la chair.
C'est le jardin paradisiaque des corps qui s'aiment...

L'extase est dans le corps. Norman 0. Brown, dans
le Corps d'amour réunit Freud, Marx, Nietzsche, la folie,
le sexe et l'utopie. Il met en mots la vision du paradis extatique du
Jardin des délices de Jérôme Bosch. Ce livre est comme
un grand voyage délirant où les corps se consument les uns
les autres et brûlent pour l'éternité dans le grand
feu de l'imagination universelle.
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