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Friedrich Nietzsche : une bonne nouvelle ?

La tentation est grande de voir là l'expression de quelque mégalomanie. Revenu à Turin après un dernier séjour à Sils-Maria, où il avait écrit le Crépuscule des idoles, Nietzsche achève la rédaction de Ecce Homo le 4 novembre 1888. Quelques moi après, il manifeste de graves signes de déséquilibre, et envoie des lettres exaltée - les «billets de la folie», signés «Dionysos», «Le Crucifié» ou «Nietzsche César» à des amis ou des personnages célèbres dont Peter Gast, Cosima Wagner, Frank : Overbeck, Mâlvida von Meysenbug, Jacob Burckhardt, August Strinberg, le cardinal Mariani ou le roi d' Italie (qu'il appelle «cher Umberto»). Il inquiète son logeur par «des cris, des danses effrénées et des improvisations forcenées à toute heure du jour et de la nuit (E. Nolte) et, le 3 janvier, s'écroule sur la chaussée. Franz Overbek vient le chercher dans la capitale piémontaise et le conduit à Bâle, où il est interné. Il est ensuite pris en charge par sa mère, à Léna puis à Naumbourg. Son état ne cessera de s'aggraver et ne lui permettra, en dix ans que quelques courts moments de lucidité. Il meurt le samedi 25 août 1900.
A une telle tentation, il faut pourtant résister. Car la folie de Nietzsche - sa «paralysie progressive», dit le diagnostic - n'éclaire pas rétrospectivement son oeuvre, comme si elle l'avait minée depuis le début. Si elle le faisait, il n'existerait pas de «cas Nietzsche». La pensée de Nietzsche n'eût pas été l'objet d'une «réception» si complexe. Elle ne continuerait pas, un siècle après, de susciter autant de commentaires (1) contradictoires, la pléthore d'études et d' analyses qui s' escriment à en rendre raison et qui, en dépit des avancées décisives que leur ont fait faire Heidegger et Deleuze, se trouvent toujours, comme s'il agissait. de ramasser une goutte de mercure; dans la nécessité de recommencer et de tout reprendre; Elle n'aurait pas, pour ainsi dire, constitué ce «soleil de midi» qu'aucun philosophe ne peut s'empêcher de regarder, quitte ensuite à fermer les yeux, à chausser des lunettes qui en atténuant la violente brillance, ou, le plus souvent, à se laisser brûler. Ce que Nietzsche a pu penser - et on le dirait de Pascal, ou de Leopardi, dont il se sentait proche comme d'un frère en maladie - doit sûrement quelque chose à ce qu'il a souffert dans son corps, aveugle, insomniaque, torturé par les migraines et les coliques. Cela se voit d'abord dans son entreprise de déprécier la dépréciation dans laquelle étaient tenus depuis Platon la vie sensible et le «physique», ou trouve écho dans ces mots de Zarathoustra : «il y a plus dans ton corps que dans le meilleur même de ta sagesse !»
Mais il y a sans doute plus : la douleur est peut-être, chez Nietzsche, ce qui ramène à la terre, de la même manière qu'une contraction ou une crampe ramène à la «vie» du muscle. Aussi ne doit-on pas songer, pour comprendre ou faire en sorte de ne pas comprendre ce qu'il a écrit, que l'homme  - Nietzsche était malade ou fou, mais plutôt, pour avoir une chance de l'entendre, envisager que son oeuvre elle-même est «folie», parce qu'elle s'est délibérément voulue - ne serait-ce que dans le style, tantôt descriptif, tantôt prescriptif ou prophétique, ou sous la forme de sentences, aphorismes, chants et maximes - comme la «crampe» de toute la pensée antérieure, de toute la philosophie occidentale, le révélateur du «mal» et du mensonge indexé à «tout ce qu'on avait jusqu' alors cru, réclamé, sanctifié». Quand Nietzsche, lyrique, associe son propre nom à «quelque chose de prodigieux» ou dit être «de la dynamite», il ne profère que vérité. De fait, «après Nietzsche», rien dans la tradition philosophique ne reste intact. Il fait éclater la foi positiviste dans les faits, qui en eux-mêmes, les théories seules étant intelligentes, sont «stupides» et ont besoin d'un interprète. Il ruine toute métaphysique. Il mine les prétentions à la vérité des sciences  exactes, dénonce  l'idéalisme qui crée un «antimonde», et le faux pessimisme romantique. Il tourne le christianisme en vice, et voit dans la compassion chrétienne ce qu'il y a de plus malsain dans notre malsaine humanité. Il ébranle l'idée de progrès et de sens de l'histoire, car croire dans la puissance de l'histoire, c'est ne pas croire en soi - et ne pas croire en soi, c'est toujours «céder» à ce qui «est», une majorité, une opinion publique, un gouvernement. Il écharpe les institutions libérales. Il balaie, par sa critique de la téléologie, ce que les philosophies et les religions ont pu promettre, le salut ou la révolution. Mais, comme il philosophait à coups de marteau, chacun, dans les éclats, a pu identifier ce qu'il voulait lire dans le «surhomme» la préfiguration du nazi.
Nietzsche dit vrai même lorsqu'il se voit en héraut de la «bonne nouvelle». S'il accepte le diagnostic de Schopenhauer sur la valeur de la vie - qui serait douleur, lutte, cruauté, incertitude, erreur -, Nietzsche ne le suit pas dans le «renoncement» : il défend l'acceptation totale et enthousiaste de la vie telle qu'elle est, honore l'esprit de Dionysos, le dieu qui chante, rit et danse, l'image de la force instinctive et de la «santé», de l'ivresse créatrice et de la passion sensuelle, le symbole d'une humanité en plein accord avec la nature, ou la terre. Est vertu, pour Nietzsche, le oui à la vie et au monde. Et si ce XX° siècle est le «siècle de Nietzsche», c'est que la force de ce OUI - avec ce qu'il implique d'inversion des valeurs, de douleurs causées à l'abnégation, au sacrifice de soi, aux idéaux «apolliniens» de mesure ou de modération et ne pas croire, est non seulement inouïe, mais, longtemps encore - peut être inaudibIe.
« C'est une bonne capacité que de pouvoir considérer son état avec l'œil de l'artiste et d'adopter vis-à-vis des douleurs et des peines qui nous frappent, dans les désagréments et autres choses de cet ordre, le regard de la Gorgone qui, en un clin d'œil, pétrifie tout en œuvre d'art : ce regard venu du pays où la douleur n'existe pas. »
Un pays de haute montagne où habitait aussi Friedrich Nietzsche.
ROBERT MAGGIORI

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(1) Parmi les plus récents : le Sublime chez Nietzsche, d'Achim Geisenhanslüke (Harmatan); Nietzsche l'intempestif, de Paul Valadier (Beauchesne); Souvenirs de Nietzsche, de Franz Overbeck (Allia); Also sprach Zarasthustra. Friedrich Nietzsche, dirigé par Gilbert Merlio; Nietzsche et la musique, de Georges Liébert (rééd. «Quadrige», PUF); Nietzsche et Salomé, de Jean-Pierre Faye (Grasset); Nietzsche, de Vladimir Biaggi (A. Colin); Nietzsche, un continent perdu, de Bernard Edëlman (PUF); Nietzsche et Stirner, d'Arno Mililster (Kirné); Nietzsche ou le dépassement esthétique de la métaphysique, Mathieu Kessler (PUF).