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Lou Andreas Salomé

Nietzsche, par C.  Stoeving

Nietzsche vu par ses contemporains

- Curt P. Janz a vécu 15 ans avec Nietzsche, «parcourant en un an ce que lui-même vivait en deux». Il répond à un journaliste qui lui demande quelle est l'appréciation qu'il porte sur la personne de Nietzsche.
«Je garde l'image d'une figure tragique. Et d'abord à cause des terribles maladies, des souffrances impossibles qui l'ont accompagné sa vie durant et avec lesquelles il lui a fallu constamment se débattre. Il pensait que cela tenait au climat : alors il cherchait indéfiniment l'endroit où il serait le mieux. Sa vie a été particulièrement pénible.
«Sa philosophie est faite de passions. Ce n'est pas un philosophe cérébral, de l'entendement, un philosophe de la connaissance détachée et désincarnée. Chez lui, tout vient de l'expérience, de ses émotions. Sa philosophie est débat avec lui-même, avec le christianisme et les interprètes du christianisme. Je garde une grande considération pour cette vie. Nietzsche a pensé qu'il avait une mission - il ne nous appartient pas d'en juger ; Il a vécu, totalement, pour elle.
«Il était de compagnie très agréable ; il parlait doucement. Il était très calme, très amical, en particulier avec les femmes. Il était toujours bien mis, il se parfumait. Mais ce n'était pas un homme joyeux. Il fut très apprécié par la société bâloise, et par des étudiants. Pratiquement, il vécut dans une très grande solitude, jusqu'à devenir presque étranger aux hommes - c'est une autre dimension de cette figure tragique - bien qu'il ait constamment cherché, vainement, des amis, des occasions de conversations. Il s'en est souvent plaint. Il a aussi cherché des contacts épistolaires.»

Comment la philosophie de Nietzsche fut-elle reçue de son vivant ?
- De son vivant, Nietzsche est resté pratiquement inconnu. Après la publication de « La Naissance de la tragédie » par exemple, il a dû affronter, à travers la plume de Wilamowitz, l'establishment philologique ; L'année suivante, il n'avait plus d'étudiant. Il faut préciser qu'à l'époque l'université de Bâle tout entière ne comprenait pas plus de deux cents étudiants et que le séminaire de Nietzsche comprenait « normalement » trois étudiants.
A la fin de sa carrière, il aura jusqu'à dix étudiants. Sa reconnaissance a commencé après l'«effondrement», dans les années 90. L' «effondrement» a certainement eu une importance positive pour sa popularité, sa valorisation, à l'instar de la mort de Socrate ou de la mort du Christ. Cela sonnait comme un miracle. C'est sa fin tragique qui a rendu Nietzsche intéressant pour le public, dans des cercles d'amis, dans le cercle des wagnériens et jusque dans l'université. Il y aura bien sûr le travail effectué par sa sœur Élisabeth ; la création du Nietzsche Archiv à Weimar, en opposition explicite au Goethe Archiv, toute la mythologie qu'elle s'est efforcée d'édifier autour de son frère en en faisant un auteur absolument original, qui aurait tout tiré de lui-même, indépendamment de toute influence.»
© Interview parue dans le Magazine littéraire (n° 298 - avril 1992)

"Je suis une chose, mon œuvre en est une autre"

Lou Andréas-Salomé a écrit beaucoup sur sa personnalité : «Ce qui vous fascinait le plus en lui, c'était ce je ne sais quoi de constamment dérobé aux regards, mais qui vous frappait, cependant, dès le premier coup d'œil : le tourment d'une solitude fièrement inavouée.(...)
« Cet homme de taille moyenne, très calme et aux cheveux bruns rejetés en arrière, vêtu d'une façon modeste bien qu'extrêmement soignée, pouvait aisément passer inaperçu. Les traits fins et merveilleusement expressifs de sa bouche étaient presque entièrement recouverts par les broussailles d'une épaisse moustache tombante. Son rire était léger, et jamais il n'élevait la voix en parlant.(...)
« Ses gestes, et, d'une façon générale, tout son maintien, donnaient eux aussi, une impression de silence et de réserve. Il ne se départait jamais d'une grande courtoisie et d'une douceur presque féminine ; il prenait plaisir aux formes raffinées et élégantes de la vie, et il ne cessa de leur attacher une importance considérable. Mais la joie qu'il y puisait venait de ce qu'elles étaient, pour lui, une sorte de déguisement, un masque servant à recouvrir une vie intérieure qu'il s'efforçait de ne jamais laisser transparaître. (...)
« Sa politesse extérieure n'était que l'envers de sa solitude intérieure, - cette solitude à la lumière de laquelle il importe de saisir toute la vie spirituelle de Nietzsche, et qu'il ne cessa d'accroître autour de lui, comme pour s'obliger toujours plus, à tout tirer de lui-même.»
(Frédéric Nietzsche © B. Grasset, 1932, Réimpressions Gordon & Breach)

Ainsi, son comportement ne correspondait pas avec son œuvre. Mais pourquoi écrivait-il ?
A ce propos, Nietzsche considère qu'il n'a fait qu'enlever de lui ce qui l'importunait (Aurore, Livre IV § 463). Ce qui est confirmé dans ce petit dialogue du Gai savoir, qui résonne comme un aveu :
« Ecrire est pour moi comme faire mes besoins ».
- Mais pourquoi écris-tu donc ?
- Hélas ! mon cher, sois dit entre nous, je n'ai pas encore trouvé d'autre moyen de me débarrasser de mes pensées.
- Et pourquoi veux-tu te débarrasser de tes pensées ?
- Pourquoi je veux ? Est-ce que je veux, seulement ? J'y suis forcé.
- Bon ! bon !
(Gai Savoir, Livre 2, § 93 )

Suite

Carl Paul Janz est l'auteur d'une biographie monumentale de Nietzsche, parue en 1978 en Allemagne, trois volumes dans l'édition française pourtant quelque peu abrégée, biographie qui peut paraître pratiquement définitive. Elle a connu plusieurs éditions allemandes (chez Hanser Verlag), des versions italienne, espagnole et française (chez Gallimard, 1984).

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