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Nietzsche : ses passions

Né en Saxe, alors annexée à la Prusse, en 1844,
Nietzsche perdit son père, pasteur luthérien cultivé, à l'âge de quatre
ans, puis son petit frère. Ce fut terrible. Il fut élevé dans un
milieu féminin avec sa sur cadette, Élisabeth, comme un petit prodige
dont on conservait déjà précieusement les premiers écrits et les essais
de composition musicale. Sa mère le destinait au séminaire,
mais il s'en échappa vite. Dès son plus jeune âge,
ses malheurs l'ont conduit à penser qu'au fond, s'il y a un Dieu
tout-Puissant, c'est un Dieu cruel et indifférent aux drames et
malheurs humains (il a écrit un essai
sur l'origine du mal). Après des études brillantes à Bonn et à Leipzig,
où il choisit la philologie contre la théologie (à laquelle sa
mère le destinait), il est nommé dès l'âge de 25 ans professeur
à l'université de Bâle. Ce qui lui vaudra de devenir citoyen suisse et
l'empêchera, à son grand regret, de s'engager dans l'armée allemande pendant
la guerre de 1870 autrement que comme ambulancier. Il est donc un jeune
professeur, helléniste, érudit, et il excelle dans La
philosophie à l'époque tragique des Grecs. Mais
il laisse bientôt sa chaire pour une vie errante, plus libre.
Car, très tôt,
sa véritable passion c'est l'écriture. Son premier livre
ne tarde pas : La Naissance de la Tragédie
(1872). Nietzsche, qui a 27 ans quand son livre paraît, propose
une solution à une vieille énigme sur laquelle toute la
corporation des philosophes bute encore : l'origine
de la tragédie grecque, à laquelle Eschyle, Sophocle,
Euripide, ont donné ses lettres de noblesse. Et c'est là
que toute sa culture classique esplose. (note)
Nietzsche eut deux passions passagères
: Wagner, qu'il admirait infiniment, et Lou Andréas Salomé, une jeune
femme qui fut un temps sa compagne. «Génial compositeur, à 56 ans, Wagner
était déjà célèbre lorsque Nietzsche lui rend sa première visite, en 1869.
Il
vit dans une demeure pleine de charme, au bord du lac des Quatre-Cantons,
à Tiebschen, avec la belle Cosima, la fille de Liszt, qu'il vient d'enlever
au compositeur Hans von Bülow. Nietzsche est fasciné par le couple, il
ne pense qu'à eux, ne vit et n'écrit que pour eux (Richard Wagner à
Bayreuth, 1876). On a souvent voulu présenter leur brouille comme
l'effet de divergences philosophiques, voire politiques : Nietzsche n'aurait
pas, à la longue, supporté l'antisémitisme et le nationalisme de Wagner.
Nietzsche a toujours pensé que la musique lyrique de Wagner, réveillant
les anciens mythes germaniques, viendraient pour ainsi dire illustrer
sa philosophie, tandis que le compositeur voyait dans les efforts intellectuels
de ce brillant jeune homme une simple justification de ses propres talents.
Wagner aimait vraiment Nietzsche, mais maladroitement. Un jour, il lui
fait un compliment qui se veut charmant, assurant qu'il le place dans
son cur "entre femmes et chiens" ! Et une autre fois, il lui déclare
: "Vous pouvez beaucoup pour moi : vous pouvez prendre sur vous toute
une moitié de la tache que le destin m'assigne. Et, ce faisant, peut-être
accomplirez-vous toute votre destinée." La moitié du destin d'un autre,
toute sa destinée ? C'est peu dire que ce n'est pas assez pour Nietzsche,
pas suffisant non plus à ses yeux pour la philosophie dans ses rapports
avec la musique. Bref ! - Nietzsche,
en effet, n'a cessé de débattre avec Wagner. Cela ne s'est pas arrêté
avec leur séparation. Lorsqu'on lit les Fragments posthumes, on constate
que, sans arrêt, et de manière tout à fait impromptue, mais insistante,
Nietzsche revient sur Wagner. C'est une discussion qui n'a jamais fini.
Deux esprits forts s'affrontaient.» Mais il y a un autre point de divergence
: Wagner était redevenu pieux ! Nietzsche se voit seul à essayer
de renverser tout l'édifice malencontreux du christianisme. «Car
je porte sur mes épaules le destin de l'humanité» écrit-il
dans Ecce Homo - (Le Cas Wagner : un problème pour musiciens,
paru en 1888). En effet, si Wagner est l'artiste qui pouvait faire vibrer
les âmes par une musique nouvelle, Nietzsche, à qui il faut
«des oreilles nouvelles pour une musique nouvelle», sera le véritable
artisan qui crée des valeurs nouvelles.
«En mai 1882, à Rome, il rencontre sa seconde
grande passion : Lou Andréas-Salomé. Elle a 20
ans, elle est resplendissante, cultivée, et tout ceux qui croisent son
chemin, hommes ou femmes, tombent sous son charme. Rilke,
déjà, Freud plus tard, Nietzsche entre-temps : joli tableau pour cette
jeune fille qu'on dit d'autant plus volontiers fatale qu'elle semble avoir
renoncé à toute vie amoureuse. Il fait sa connaissance dans la basilique
Saint-Pierre de Rome... et la demande en mariage le lendemain ! Par l'intermédiaire
de son ami Paul Rée, qui, lui aussi, est amoureux d'elle. De cette femme,
qui commença tôt sa carrière en foudroyant un pasteur
hollandais, on pourrait ne retenir que les hauts faits d'armes : Nietzsche,
bien sûr, qu'elle incendia d'un regard lors de leur première
rencontre dans la basilique Saint-Pierre. Le pauvre surhomme, dont l'esprit
ferraillait avec les dieux, s'avisa-t-il seulement - en lui proposant
« un mariage de deux ans » - qu'il succombait à une
exaltée qui savait s'y prendre ? Échec assuré. D'autant qu'Élisabeth,
sa sur fidèle et dévouée qui le plonge dans des crises de rage (mais
qu'il aime au point de ne pouvoir s'en passer), éprouvera bientôt pour
Lou une jalousie qui confine à la haine. Pendant un an, cependant, Nietzsche
et Lou seront ensemble : voyageant avec Paul Rée et la mère de Lou, ils
passent des journées entières à converser ensemble et, lorsqu'ils se séparent,
s'écrivent des lettres magnifiques. Elle l'aime, sans aucun doute, mais
pas d'amour. Elle admire son incomparable intelligence, sa noblesse de
cur. Mais il l'ennuie parfois et son sérieux lui fait peur. Elle
lui consacrera pourtant un fort beau livre intitulé Frédéric
Nietzsche, et divisé en 3 parties : 1) Sa personnalité;
2) Ses métamorphoses; 3) Le système Nietzsche (extrait).
Lorsque leur rupture devient définitive, il déclare qu'il " méprise la
vie ". Il a compris qu'il perdait, avec Lou, sa dernière chance d'échapper
à la terrible solitude qui, malgré la
présence indéfectible de certains amis, malgré celle de sa mère et de
sa sur, aura toujours été la sienne.» Il est intéressant
d’apprendre que cette femme exceptionnelle a consacré les
25 dernières années de sa vie à la psychanalyse,
(cf. S. FREUD, “Lou Andreas-Salomé) et qu'elle lui a transmis
des connaissances venant de Nietzsche.
« Autrefois, et à cause de la bêtise dans la passion,
au lieu de penser à la spiritualisation de la passion, on faisait
la guerre à la passion elle-même. «Il
faut tuer les passions». Détruire les passions et les désirs
seulement à cause de leur bêtise, et pour prévenir
des suites désagréables des bêtises, cela ne nous
paraît être aujourd'hui qu'une forme aiguë de la bêtise.
Nous n'admirons plus les dentistes qui arrachent les dents pour qu'elles
ne fassent plus mal.»
(Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles)
"Mal penser c'est rendre mauvais",
conclut Nietzsche. Le rôle de l'Église dans la chasse aux
sorcières est assez bien décrit dans La Sorcière,
livre écrit par Jules Michelet.

Note 1 Larges emprunts de : Nietzsche, entre sagesse
et folie, par Luc Ferry ( Le Point n°1352 ) L'origine de
la tragédie dans la musique... l'art est à la fois dionysiaque
et apolonien.
1844 : date avancée pour le retour du Christ,
par le prédicateur des Adventistes, l'américain William
Miller.
Ce prophète se trompa beaucoup sur le personnage à naître
!
musique : mot à
entendre dans son sens le plus large. Nietzsche a lu le livre de Schopenhauer
(Le monde comme volonté et comme représentation). Nietzsche
musicien. 
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