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A quoi servirait la philosophie ?
1. Position de la question
"La philosophie n'a, ne peut avoir aucune
utilité pratique", peut-on entendre dire après la
critique de Nietzsche :
"Si toute pratique moderne de la philosophie est cantonnée dans
un faux-semblant érudit, et ce d'une façon politique et
policière qui est le fait des gouvernements des Eglises, des
Universités, des modes et de la lâcheté humaine,
la philosophie a perdu sa justification ; c'est pourquoi l'homme moderne,
pour peu qu'il fût courageux et honnête, devrait s'en débarrasser
et la bannir à peu près dans les mêmes termes que
ceux dont Platon s'est servi pour renvoyer de sa cité les poètes
tragiques."
On peut vivre sans philosopher,
et la philosophie ne permet pas de vivre, ne promet rien, même si elle
apprend tout, pense-t-on. Cela invite à s'interroger sur la question.
Pourquoi continuer à faire de la philosophie aujourd'hui ? Ne serait-elle
pas une activité culturellement dépassée, sans effet ni portée dans les
contextes actuels probablement de plus en plus difficiles de vie ? Qui
pourrait alors avoir intérêt à en défendre la cause, et pourquoi ?
La philosophie n'est plus aujourd'hui
un savoir ou une science, ce qu'elle a désormais renoncé à être, mais
sans cesser d'être ce qu'elle est sur le fond : une démarche réflexive
et critique d'abord, laquelle, en se débarrassant de ses
contenus affectifs sans abandonner l'essentiel, s'est elle-même instituée
en discipline spécialisée, par ses méthodes.
Il y a sans doute ici une contradiction avec ce qui en constituerait l'élément
essentiel: la liberté du penser dont l'esprit libre serait
le refuge en même temps que le dernier représentant, par opposition aux
savoirs constitués instituant les autres disciplines. Si la philosophie
n'est plus elle-même qu'une certaine discipline parmi d'autres, par ailleurs
déterminées, elle n'aurait plus en effet qu'à accepter de devenir une
science, mais une science sans contenus ni objet, ce qui reviendrait pour
elle à accepter sa propre disparition. Au contraire, la philosophie est
au centre de toutes les autres disciplines et en est l'élément
moteur. Inconsciemment, tout chercheur libre et indépendant est
enclin à philosopher, à savoir le comment et à chercher
le pourquoi. Sinon sa science ne lui appartient plus et il n'est plus
qu'un rouage dans la grande mécanique que personne ne maîtrise
réellement. C'est bien le drame de notre société
quand le pouvoir tent à séparer les tâches et à
collectiviser la responsabilité. C'est donc une science humaine
en quête de sens. La particularité de Nietzsche c'est d'avoir
cassé en deux l'histoire de la philosophie. Après
Nieztsche les systèmes philosophiques n'ont plus la cote...
2. La vocation critique de
la philosophie
Si la philosophie se refuse à
se constituer en un savoir spécialisé, c'est qu'elle s'affirme dans son
autonomie propre en face d'une conscience devenue prédominante, exigeant
toujours davantage de techniques qui puissent servir à une maîtrise effective
du monde, de la vie, ou encore des individus eux-mêmes. La fausse neutralité
affirmée de la science la réduit à une pure technique, utilisable pour
n'importe quelle fin. Et c'est le pouvoir du chef qui va devenir démesurément
grand, dangereusement fort. De simples doctrines on attend qu'elles aient
réponse à tout. Devant la difficulté de la discipline, on admet le plus
souvent la nécessité d'un apprentissage du travail de la pensée, mais
sans éprouver la contradiction avec l'affirmation de l'équivalence des
opinions à laquelle elle ne pourrait échapper. Avec la philosophie, on
a certes toujours affaire à une pensée personnelle mais reposant sur la
raison.
L'interchangeabilité des pensées,
à teneur chosale, serait le critère de la science. Et si des incursions
dans le concret la font dévier, elle ne se caractérise plus alors comme
effort conceptuel, n'est plus une réelle discipline, mais rien d'autre
qu'une idéologie périmée dont on pourrait s'abstenir de faire le choix.
Toujours subsistent des représentations spontanées particulières liées
à la prédominance d'un mode de production au sein d'un secteur déterminé
de la vie sociale, des représentations sociales communes en même temps
que de plus singulières, doublant les rapports sociaux - la vérité de
la société - dans lesquels les individus se trouvent engagés. Comme par
contraste, sans méconnaître le caractère social de la conscience, la
dialectique s'est voulue la tentative, pour une critique immanente, de
dépasser l'arbitraire de la pensée opérant à partir de simples points
de vue, d'opinions ou d'idées reçues. C'est
le propre d'une pensée technocratique que d'y rester confinée. Et la philosophie
ne peut réellement être que dialectique, en admettant que le reste serait
construction préphilosophique d'un sens. La légalité de la pensée invite
à penser contre soi-même sans se perdre pour autant.
Dissiper l'illusion d'une objectivité
constitutive peut être envisagé, paradoxalement, avec la force du sujet
individuel. C'est qu'en réalité la subjectivité s'explique, non à partir
d'elle-même - le penser -, mais du facticiel - la société, cette dernière
correspondant tout autant à un ensemble de sujets individuels qu'à leur
négation comme tels. A l'opposé, l'objectivité de la connaissance
ne peut quant à elle être envisagée sans penser, c'est-à-dire sans subjectivité.
On peut encore affirmer que toute réalité est toujours appréhendée dans
une perspective humaine, soit l'impossibilité d'accéder à une connaissance
objective des faits, la subjectivité étant toujours socialement
préformée. Rien ne se donne à saisir de manière immédiate, tout est construit:
l'interprétation, laquelle en est indissociable, oriente la saisie
du fait; les éléments du réel ne devenant effectivement compréhensibles
qu'à partir du moment où on les isole par la pensée en tant que moments
singuliers, où on les singularise du tout, ce qui ne peut être le fait
que d'un sujet, individuel ou collectif. Quel pourrait être alors l'objet
propre de la philosophie, sinon la critique des prétendus savoirs, des
systèmes de pensée et de l'esprit de système, des attitudes collectivement
partagées, dont la naturalité, l'immédiateté ou l'objectivité se trouveraient
ordinairement affirmée alors même qu'ils seraient dans la continuité d'une
idéologie, ou historiquement et socialement constitués ?
" Notre destin, ce sont nos
passions ", affirmait déjà Epicure, avec l'esprit de la
révolte contre toute tentative de soumettre l'individu à un ordre n'ayant
rien de naturel, soumettant les besoins aux lois "naturelles" de la production.
En ce sens, toute philosophie ne serait rien d'autre qu'une anthropologie
critique. Elle exprimerait cette tension irréductible entre le désir pour
la vérité - l'étymologie en fait de manière significative une théorie
érotique - et l'attitude fondamentalement subversive de toute vérité possible
ouvrant l'espace propre de la réflexion critique. Ce qui ne signifierait
rien d'autre que ceci: la philosophie n'a pas d'utilité - à proprement
parler, elle ne sert à rien -, ne saurait en avoir une. Mais elle resterait
indispensable en tant que critique, force de résistance de la pensée contre
la simple volonté de puissance pour toujours rester maîtresse d'elle-même,
permettant de dénoncer toute forme d'adhésion irréfléchie ou d'acquiescement
aveugle à quelque autorité que ce soit: de la nature, de l'évidence première,
de la bienséance, de la morale, de la compétence, etc., ou du discours,
celui du Maître. Négation ou résistance du penser contre ce qui est imposé
ou " s'impose ", c'est-à-dire irait de soi. En ce sens, et dans
nos sociétés, elle n'apparaît, ni plus ni moins, que comme le dernier
refuge de la liberté de l'individu. Elle ne saurait se renouveler
qu'en se confrontant constamment à son objet, lui-même en mouvement, ouvertement
et de manière cohérente, sans se laisser prescrire les règles d'un savoir
organisé, perçant tout ce que la société a recouvert sur cet objet, forgeant
pour ce faire ses concepts, sur le fondement d'une expérience toujours
singulière. Le fanatisme réducteur, celui de la science, de la logique
à tout prix, de la simplicité, de l'élémentaire, ne lui appartient pas.
La référence à la science, à ses règles, à la validité exclusive des méthodes
qu'elle a développées, réprime la pensée libre, c'est-à-dire non conditionnée.
La liberté du penser signifie aussi la possibilité d'expression de sa
non liberté, là où émerge davantage que l'expression : une vue-du-monde
préformée et imposée.
3. L'insertion sociale de
la critique
Si, tout comme l'individu qui
en est sous un certain aspect l'origine, la philosophie est elle-même
engagée dans la totalité sociale, son autonomie en tant que réflexion
critique ne pourrait être que toute relative. Il est même possible que
l'autonomie en question ne soit qu'illusion. Ce qui signifierait peut-être,
ici encore, la fin de la philosophie. Quoi qu'on en pense, c'est de la
possibilité même d'une telle réflexion dont il serait ici question. La
totalité sociale, dont l'objectivité affirmée ne serait rien d'autre qu'un
a priori parmi d'autres de la raison subjective connaissante, ne peut
être décrite comme s'il s'agissait d'un fait. Elle a cessé d'être effectivement
intelligible, au sens où la con-naissance ne peut jamais ici espérer atteindre
son objet qui toujours lui échappe. Il convient ici d'admettre, à titre
d'hypothèse, qu'essentiellement négative, la société pénètre, réifie,
intègre toute opposition comme les rapports entre les individus, produisant,
en même temps que ses fausses autonomies, les idéologies par lesquelles
elle se protège contre la critique de son irrationalité. Préordonnée aux
individus qui en subissent les multiples contraintes en même temps qu'ils
la représentent, elle réprimerait par avance ce qui n'est pas semblable
à soi, et la possibilité même de la critique par l'affirmation des exigences
de la raison. Ses "rationalisations" produites ne seraient pour autant
rien d'autre, conformément au sens freudien, que le signe d'un anti-intellectualisme
devenu prédominant. "Être idiot et avoir du travail, voilà le bonheur"
(G. Benn). Aller à l'école de la vie, sacrifier aux contraintes du système:
la "rationalité" du capital et sa violence se révèlent déterminantes pour
la raison de l'individu isolé. En témoigneraient les réalités devenues
de l'individualisme et du primat de l'intérêt individuel - normes introjectées
-, de la concurrence ou de la compétition sociale aliénantes, dans ces
contextes illusoires de vie que sont l'école, l'université, l'entreprise,
sous l'apparence d'un souci de respect de pseudo-exigences "démocratiques",
"égalitaires" ou "humanitaires"; du principe de l'échange, auxquels les
critères d'intelligibilité et de communication sont eux-mêmes pliés; ou
encore des exigences de valorisation et de rentabilité. La psychanalyse
nous apprend aussi que les attitudes malades peuvent être celles qui se
proclament les plus saines. L'extension de la domination du capital est
indéniable sur la totalité de la sphère d'expansion vitale et d'existence
individuelle, venant contredire l'affirmation courante d'une séparation
envisageable entre vie professionnelle et vie privée, hiérarchies sociales
et égalité privée, consommation et solidarité-partage, exploitation directe
de la force de travail et formes plus subtiles de la contrainte idéologique,
violence non économique et consentement des individus à la poursuite d'objectifs
prétendument communs, etc. L'époque est à un antirationalisme prédominant.
La raison elle-même ne serait un absolu que pour qui entend la relativiser.
A cela, la philosophie ne peut que s'opposer, mais sans permettre pour
autant d'accéder à cette illusoire conscience qu'elle enseignerait traditionnellement
à prendre. Le caractère définitif de la fermeture d'une réelle conscience
de soi est signifié par le fait que l'individuation est elle-même une
catégorie socialement produite: l'individu, auquel se surimposent les
rapports d'échange, entrecroise en lui un particulier historique et un
universel social, la distinction entre les deux aspects ne pouvant être
que le produit d'une fausse abstraction. Ses formes de pensée ne pourraient
dès lors qu'être, tout comme lui, un en soi social. Ce qui signifierait
l'existence d'incontournables médiations, socialement produites, véhiculées
mais masquées par le langage, entre la connaissance et le processus réel
que le mouvement d'objectivation ne contredirait qu'en apparence, soit
l'absence de toute vérité concevable au-delà du médiatisé, qui serait
séparée des faits. La valeur de la philosophie, comme lieu d'apprentissage
de la lucidité critique, serait ainsi sérieusement compromise. Ou alors,
il s'agirait de considérer le penser et ce qui est pensé, ce dernier ne
bénéficiant d'aucune indépendance par rapport au penser, comme médiatisés
l'un par l'autre. La philosophie, sans renoncer à la vérité, ne serait
seulement en mesure d'atteindre aucune positivité réelle, ne serait pas
même assurée de son objet. Développant sa rigueur en se cherchant dans
ce qui lui serait le plus opposé - la totalité sociale -, elle s'efforcerait
d'aller à l'être même de la chose - ce qui suffirait à la distinguer d'un
savoir superficiel mêlé d'idéologie -, sans parvenir à échapper à l'imposition
d'une conscience fausse de la réalité, dont elle reproduirait les catégories.
"Un système philosophique [l'expression
est pour le moins malheureuse] n'est pas fait pour être compris [et par
là mis en pratique et éprouvé dans et par l'action]: il est fait pour
faire comprendre" (J.-F. Revel, Pourquoi des philosophes ? p.22).
[Texte original élaboré par Serge
Zajac]
En bref : Les raisons de la raison
sont de combattre la déraison. © Michelar
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Essai critique
de Nietzsche : La philosophie à l'époque tragique des
Grecs . 
Première méthode
: apprendre à raisonner juste, c'est-à-dire sainement. Deuxième
méthode: acquérir les techniques de la pensée et
les analyser. Apprendre ainsi à se connaitre soi-même pour
mieux connaître le monde extérieur. La psychologie est à
la racine, c'est la base de la philosophie. 
Recherches sur les origines du Christianisme |